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GUILLAUME D’OCKAM ET L’OCCAMISME

» Mais, demandera-t-on, quelles sont les causes de ces intentiones ?

» Je réponds : La connaissance propre singulière et la connaissance de l’espèce sont causées d’une manière également intuitive et première également ; elles sont causées par l’objet. La connaissance du genre est causée dans notre esprit par des individus d’une autre espèce, et elle y est causée en même temps que la connaissance propre des individus. »

Il n’est peut-être pas, dans toute l’œuvre d’Ockam, de page qui nous fasse, mieux et plus profondément que les précédentes, pénétrer dans la pensée du fougueux docteur franciscain.

Son souci dominant, c’est de ne philosopher que sur des réalités, que sur des choses ; de ne se point laisser leurrer par des fictions, par des idoles de choses dont on parlerait comme de sortes de choses moins réelles que les autres et possédant une façon d’existence atténuée. Entre l’existence réelle, l’existence de notre esprit ou l’existence des choses hors de notre esprit, d’une part, et la non-existence, d’autre part, il n’y a pas de milieu.

Il n’y a donc pas d’existence conceptuelle ; un concept n’est pas une chose, ni hors de notre esprit ni dans notre esprit ; il n’existe pas ; il est seulement un mot pour désigner un état, une opération, une tension (intentio) de notre intelligence ; au lieu du concept, pure fiction, Ockam considère constamment une réalité, l’esprit en train de concevoir, l’intelligence tendue vers l’objet dont elle acquiert la connaissance ; c’est à cette opération, à cette tension, à cette intentio qu’il rapporte tout ce qu’on dit communément du concept.

Toute chose réelle est, par là-même, singulière ; la seule connaissance proprement dite, la seule qui saisisse une réalité, qui soit claire et distincte, ce sera la connaissance des choses singulières, le concept singulier ou, pour parler plus exactement, l’intentio singularis.

Quant au concept général, à l’intentio generalis, ce n’est rien d’autre qu’une connaissance confuse, vague, qu’on peut appliquer à une infinité de choses singulières parce qu’elle ne s’adapte exactement à aucune d entre elles. Ce n’est donc nullement une idée pure et précise que l’abstraction tirerait de la connaissance singulière en la dépouillant du fatras des caractères individuels. Cette opération qu’on nomme l’abstraction, Ockam en nie l’existence ; l’intentio générale confuse est produite dans l’intelligence, par la contemplation des choses individuelles, en même temps que la