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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

tous les membres d’une même famille sans ressembler à aucun d’entre eux.

Puisqu’un concept universel n’est rien qu’une connaissance trouble et confuse, où donc trouverons-nous la connaissance claire et distincte ? N’est-ce point dans l’acte par lequel nous saisissons les choses singulières ? N’est-ce point dans le concept particulier ? [1] « À cette question, je réponds brièvement : Oui, dit Ockam, Le concept commun, en effet, c’est la connaissance confuse ; le concept propre est donc la connaissance claire…

» Mais peut-être doute-t-on, touchant la façon dont on doit admettre que les actes intellectuels sont des concepts.

» Je réponds que voici la manière dont il le faut admettre.

» L’intelligence, par l’opération que nous nommons infencio, saisissant une chose singulière, en dégage en elle-même une connaissance intuitive qui est simplement la connaissance de cette chose singulière ; par sa nature, cette connaissance a pouvoir de remplacer cette chose singulière (supponere pro re singulari). Ce mot ; Socrate, remplace la chose qu’il signifie ; en sorte que si nous entendons ees paroles : Socrate existe, nous ne concevons pas que ce qui existe, c’est ce mot : Socrate, que nous entendons, mais bien la chose qui est désignée par ce mot. De même celui qui verra et connaîtra qu’on affirme quelque chose de cette intention d’une chose singulière, ne concevra pas que c’est cette intentio qui est telle ou telle, mais il concevra que ce qui est tel ou tel, c’est la chose dont elle est l’intentio. Ainsi donc, de même que, par institution humaine, le mot est mis à la place de ce qu’il désigne, de même, par nature, l’intentio est mise à la place de la chose dont elle est l’intentio.

» Mais outre cette intentio de la chose singulière, l’intelligence se forme à elle-même d’autres intentiones qui ne sont pas plus de cette chose-là que d’une autre chose. Ce mot : homme, ne désigne pas Socrate plutôt que Platon ; on ne le met pas à la place de Socrate plutôt qu’à la place de Platon. De même, par l’intentio [à laquelle ce mot correspond], on ne conçoit pas Socrate plutôt que Platon ou que n’importe quel autre homme. De même, il y a dans l’intelligence une connaissance par laquelle nous ne connaissons pas plutôt tel animal que tel autre animal ; et ainsi de chacune de nos intentiones generales.

  1. Guglelmi de Okam Op. laud., VII ; Utrum conceptus proprius singularis sit cognitio propria ; ms. cit, fol. 2, col. b.