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LA RÉACTION DE LA SCOLASTIQUE LATINE

charge convient à l’un mieux qu’à l’autre ; à celui-ci convient l’administration d’un royaume, à celui-là l’administration d’une ville, à cet autre l’administration d’une bourgade ; ce n’est pas, toutefois, qu’en chacun d’eux, l’état de naturelle perfection requière qu’il soit attaché à tel office. C’est une relation de ce genre qui semble exister entre chaque orbe céleste et le moteur de cet orbe. »

C’est bien la théorie que Bernard de Trille avait plus sommairement indiquée.

Or, à cette théorie, Hervé Nédélec prévoit une objection :

« Sachez, écrit-il[1], qu’un certain article condamne, dit-on, comme erronée l’opinion selon laquelle l’ange meut l’orbe par sa seule volonté ; de telle sorte que librement, selon son bon vouloir (ad nutum, pro voluntate), il puisse mouvoir les corps.

» En dépit de cet article, on peut soutenir, semble-t-il, que les anges meuvent les corps par leur volonté, en entendant par volonté l’action de vouloir ; l’acte volontaire par lequel un ange décide librement (eligit) de mouvoir un certain corps proportionné à sa force est, pour cet ange, le principe par lequel il meut ; de même que la chaleur est, pour le feu, la raison en vertu de laquelle il échauffe. De la vérité de cette opinion, on se peut persuader ainsi : Il ne semble pas que les substances séparées aient d’autres puissances que celles qui sont en notre âme, considérée isolément et comme transcendante au corps. Or, en notre âme, considérée isolément à titre de sujet, il n’y a aucune puissance autre que l’intelligence et la volonté ; partant, les anges n’ont, eux non plus, aucune autre puissance.

» Cela semble, d’ailleurs, suffisant ; comme l’âme se comporte à l’égard du corps qui lui est conjoint, ainsi se comporte l’ange à l’égard du corps mobile séparé de lui ; or, par son acte volontaire, l’âme détermine un certain mouvement dans le corps qui lui est uni… ; semblablement, donc, c’est, semble-t-il, par son vouloir que l’ange meut d’une manière effective.

» Il ne résulte pas de là que cette opinion soit contraire à l’article dont nous avons parlé ; cet article se peut entendre, en effet, dans le sens que voici : L’ange ne meut pas par sa volonté de telle manière que son acte volontaire suffise à mouvoir n’importe quel mobile… Le vouloir d’un ange, en effet, est une force finie ; ce vouloir peut mouvoir ou accomplir quelque chose de limité,

  1. Hervé Nédélec, loc. cit., art. IV ; éd. cit., p. 245, col. b, et p. 246, col. a.