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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

chose qu’il ne fera jamais. Cela, nous le devons croire, bien gu Aristote n’eût pas été en état de le concevoir, car il ne le pouvait démontrer à partir des choses sensibles. Mais ce principe est nôtre, parce qu’il est surnaturel et qu’il est au pouvoir de Dieu qui peut tout. Par là [qu’il ne peut être démontré], nous avons mérite à le eroire, car, selon Saint Augustin, le mérite cesse là où la raison humaine fournit une preuve. Ainsi, en la matière première, existent des choses qui sont susceptibles d’être engendrées et qui ne seront jamais engendrées. »

Donc, selon l’enseignement d’Aristote, « rien absolument ne sera contingent[1]. Certains théologiens ajoutent qu’Aristote se contredit lui-même…, car il dit que certaines choses sont contingentes. Ccs théologiens prétendent donc qu’Aristote est en contradiction expresse avec lui-même ; aussi n’admettent-ils pas que Dieu agisse par nécessité ; ils admettent qu’il agit librement, car il peut ne point agir.

» Mais, sauf le respect que je dois à ccs personnes, je leur répondrai qu’Aristote n’est point en contradiction avec lui-même ; il lui faut admettre, en effet, que tous les êtres sont nécessaires, suivant un certain mode de nécessité ; aussi a-t-il admis que toute chose qui sera dans l’avenir adviendra d’une manière nécessaire.

» Toutefois, pour comprendre ce que dit Aristote, il convient de remarquer qu’il y a deux sortes de nécessités.

» Il y a une nécessité continue, qui est en tout temps et en chaque partie du temps. Ainsi Dieu est nécessaire de nécessité continue, car il est en tout temps.

» Il y a une autre nécessité qui est la nécessité discontinue, et celle-ci, à son tour, est de deux espèces.

» L’une d’elles est déterminée à la fois en la nature et pour nous. Si une chose, par exemple, n’existe pas en tout temps, mais seulement durant une partie déterminée du temps, et si nous pouvons prévoir d’avance en quel temps elle existera, cette chose est déterminée à la fois en la nature et pour nous. Ainsi les éclipses futures sont de nécessité discontinue, et cette nécessité est déterminée à la fois en la nature et pour nous ; une telle éclipse se produira, en effet, à une époque déterminée, qui peut être également connue d’avance, par nous, d’une manière bien déterminée. » Il y a une autre nécessité discontinue, qui est déterminée en la nature, mais qui n’est pas déterminée pour nous. L’événement

  1. Joannis de Janduno Quæstiones in libros Metaphysicæ, lib. XII, quæst. XXII ; éd. cit., coll. 715-716.