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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

n’a eu lieu qu’une seule fois, et qu’un très long temps s’est écoulé depuis lors.

» Mais ceux qui ont eu connaissance de ce mode de production, c’est par une autre voie qu’ils l’ont connu ; c’est par l’enseignement autorisé des saints, par des révélations, et autres moyens de ce genre. »

Endépit donc des objections des Philosophes, « le Monde a été produit par innovation[1], alors qu’auparavant, il n’existait point du tout ; mais il n’a pas été produit par un procédé de même nature qu’une génération, qu’une fabrication ou qu’une transmutation quelconque ; il a été produit par une création, qui n’est point une génération, sinon par homonymie, et qui est une simple émanation. Ce mode de production est demeuré ignoré de ceux qui, en toutes choses, n’ont ajouté foi qu’au témoignage des sens (qui ex sensibilibus fidem receperunt de omnibus). On ne peut pas le démontrer, car il surpasse la nature. Mais il nous est enseigné par la foi et la vérité, et, d’accord avec la croyance des docteurs sacrés, nous devons croire fermement que Dieu a, de rien, créé toutes choses. »

« … Cette conclusion, dit ailleurs Jean de Jandun[2], présuppose l’éternité du Monde et, cette éternité, c’est bien ce que veulent Aristote et son Commentateur. Cependant, selon la foi et la vérité, pour les causes matérielles accidentellement ordonnées, il n’y a nullement progression à l’infini, car la matière n’est pas éternelle ; la matière a commencé, non par l’effet d’un mouvement, mais par un autre mode de production, par une émanation simple, à laquelle le nom de mouvement ne peut convenir que par homonymie. Ce mode de production, Aristote ni le Commentateur ne l’ont vu, car les choses perçues par les sens ne nous en peuvent convaincre ; il est, en effet, au-dessus de la nature. »

Averroès[3] n’a pas eu tort de tourner en dérision les Motekallemin et Avicenne, qui voulaient que Dieu eût, de rien, créé le Monde ; ces gens, en effet, affirmaient la création du Monde comme une vérité d’ordre naturel. « Il faut noter avec soin que le Commentateur reprend ceux qui tiennent ce langage : De rien, quelque chose peut être fait ; et il les reprend avec raison, car cela est impossible suivant les voies de la nature. Il est vrai

  1. Joannis de Janduno Quæstiones in libros de Cælo et Mundo, lib. I, quæst. XXIX ; éd. cit., fol. 19, col. d.
  2. Joannis de Janduno Quæstiones in libros Metaphysicæ', lib. II, quæst. VII ; éd. cit., col. 145.
  3. Joannis de Janduno Op. laud., lib. II, quæst, XI ; éd. cit., col. 174.