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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

matière, il nous soit possible, dans une certaine mesure, de connaître l’essence. C’est seulement en la céleste patrie, où Dieu sera vu face à face, qu’il sera donné à la créature de le connaître parfaitement ; et c’est en cela que consiste la félicité suprême que nous attendons.

» Voilà donc l’opinion qui doit être fermement tenue pour véritable. Mais c’est ce que n’ont pas vu Aristote et le Commentateur, attendu que l’on ne peut, à l’aide de démonstrations tirées de ce que les sens perçoivent, se convaincre que Dieu est infini en force. Ces Philosophes, en effet, ne reçoivent que les démonstrations qui sont tirées des choses perçues par les sens. Au huitième livre des Physiques par exemple, le Commentateur dit : L’épreuve qui manifeste la vérité des raisonnements, c’est l’accord avec ce que les sens perçoivent. Ils ne parlaient donc qu’au point de vue naturel.

» Albert dit également, au premier livre du traité De generatione : Que me parlez-vous de miracles lorsque nous dissertons de Physique ? De même, puis-je dire : Alors que nous parlons seulement de choses dont on peut être convaincu par le témoignage des sens, que m’importe une puissance surnaturelle que le sens ne peut saisir ?

» Ainsi Aristote et le Commentateur parlaient seulement au point de vue naturel ; c’est de la sorte, c’est par voie purement naturelle que leurs raisonnements procèdent ; par conséquent, on ne peut, comme le veulent certaines personnes, réfuter ces raisonnements à l’aide de solutions naturelles, mais seulement à l’aide de solutions surnaturelles, parce que la puissance divine peut plus que ne peut la nature.

» Voilà pourquoi j’affirme tout simplement et en toute certitude cette proposition : Dieu est infini en force et, par conséquent, ne peut être parfaitement connu, car il n’est adéquat à aucun effet sensible. En cette question, comme en toutes les autres, j’accorde mon très ferme consentement aux enseignements de la Sainte Écriture et des docteurs, enseignements qui sont prouvés par les miracles de Dieu. Mais je ne sais pas prouver mon opinion à l’aide d’une démonstration tirée des choses perçues par les sens. J’y crois simplement ; et là sera le mérite ; car si la certitude en était connue par démonstration naturelle, il n’y aurait plus de mérite à la croire ; en effet, les mérites cessent là où la raison fournit une épreuve convaincante. »

Plus loin, après avoir exposé, au sujet de la question qui nous