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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

» Celui donc qui voudrait résoudre l’objection posée, tout en tenant, selon la foi, que l’intelligence est la forme substantielle de l’homme aurait à dire ceci :

» Les individus [humains] diffèrent les uns des autres par des formes individuelles distinctes les unes des autres ; ces formes sont matérielles et précèdent l’intelligence ; ce sont, par exemple, des âmes végétatives diverses, auxquelles l’intelligence vient s’adjoindre ; grâce à ces formes diverses, l’intelligence devient multiple, en sorte que, par ces formes substantielles, la nature spécifique se trouve contractée en individus ; non pas que, [d’un individu humain à un autre], l’intelligence soit substantiellement différente ; [ce qui diffère substantiellement d’un homme à l’autre], ce sont ces formes qui précèdent l’intelligence et qui sont matérielles, »

Il est à peine besoin de remarquer à quel point cette doctrine s’inspire de la théorie, formulée par Henri de Gand, touchant la dualité des formes substantielles en l’homme ; cette théorie avait, d’ailleurs, reçu, au commencement du xive siècle, l’acquiescement de presque tous les philosophes, Jean de Jandun pense y trouver le moyen de résoudre, en conformité avec la doctrine chrétienne, le problème de l’individuation de l’âme humaine. Il est permis d’observer que sa solution n’échappe pas aux difficultés de la thèse averroïste ; comment, en effet, les diverses intelligences humaines peuvent-elles demeurer distinctes les unes des autres lorsque la mort les a séparées de ces formes matérielles qui les contractaient en individus ?

La théorie de l’individuation proposée par Duns Scot a été soumise, comme le Scotisme tout entier, à deux tendances opposées l’une à l’autre ; elle a été tirée en des sens directement contraires par le conceptualisme et parle réalisme. Le conceptualisme a été amené, avec Ockam, à reprendre la pensée de Roger Bacon et de Pierre Auriol. Le problème de l’individuation ne doit pas être posé ; par le fait même qu’une chose est une chose, elle est un individu. Le réalisme, au contraire, a été conduit à faire du principe d’individuation une forme substantielle spéciale qui achève de mettre la substance en acte. Cette thèse excessive, que ni Jean de Duns Scot ni ses disciples authentiques n’eussent acceptée, c’est un philosophe qui se pique d’une fidélité particulière au Péripatétisme, c’est Jean de Jandun qui la formule ; et c’est la pensée de cet averroïste que maint historien de la Philosophie prendra pour expression authentique du Scotisme.