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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

est divisible, qu’il en détient une partie et que cette partie se trouve douée d’une certaine unité, d’une certaine indivision que désigne précisément ce mot d’individualité ; mais cet individu est un certain être subsistant, une certaine substance composée de matière et de forme ; qu’y a-t-il, soit en cette matière, soit en cette forme, qui appartienne en propre à tel individu de telle espèce et qui n’appartienne à aucun autre individu de la même espèce ? L’unité, l’indivision, sont de simples négations ; mais l’être individuel n’est pas chose négative ; quelle est donc cette réalité positive qui s’ajoute à la nature spécifique pour constituer tel individu ?

« Il est bien vrai que l’on accorde en général cette proposition : En sus de la nature humaine, Socrate implique en lui-même quelque chose de positif et de formel par quoi la nature spécifique est déterminée à devenir un certain individu ; Socrate, en effet, n’est pas un être négatif, tandis que l’existence indivise est chose purement négative. Mais qu’est ce quelque chose ? C’est à ce sujet qu’il y a doute.

« Quelques-uns disent : C’est la quantité indivise. » Mais alors Socrate serait simplement un accident, une quantité. Il est clair que cette solution ne vaut rien.

« D’autres prétendent qu’il y a en Socrate une seule forme ; qu’en descendant du genre le plus général jusqu’à l’individu, cette forme donne successivement à Socrate d’être animé, d’être homme, enfin d’être Socrate. Ces existences diverses, cette forme unique les confère par ses degrés de perfection successifs. » Mais ces degrés divers de perfection, que sont-ils ? Une courte discussion montre sans peine « qu’ils ne sauraient rien être que des formes substantielles distinctes ; il y a donc ainsi, en une chose unique, plusieurs formes substantielles ; il y a même, en cette chose, plus de formes substantielles que nous n’en demandons, car il y en a autant qu’il y a de degrés de perfection, et il y a, en outre, la forme principale ». Par une discussion analogue, Henri de Gand avait déjà montré que l’hypothèse d’une tortue substantielle unique douée de divers degrés de perfection équivaut à l’hypothèse de la pluralité des formes substantielles.

« D’autres disent que la substance individuelle implique quelque chose de formel et de positif, qui est du genre substance, et qui est la différence individuelle ; c’est par cette différence individuelle que la nature spécifique humaine se trouve contrainte à être Socrate ; cette différence individuelle appartient au genre de la substance ; on doit entendre qu’il en est de même