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LES DEUX VÉRITÉS. RAYMOND LULL ET JEAN DE JANDUN

l’existence [en acte], car une chose ne participe pas d’elle-même. Mais l’essence et l’existence en acte participent tic la matière, qui est l’existence en puissance, comme on l’a vu plus haut. »

En sa négation de la distinction entre l’essence de l’existence Jean de Jandun va aussi loin que Siger de Brabant et que Roger Bacon. Nombre d’auteurs voyaient, en cette distinction, une condition nécessaire de la durée de la Science, car celle-ci. à leur avis, connaît les essences et ne cesse pas d’exister lorsque périssent les individus où ces essences se trouvaient réalisées :

« Certains disent que la rose en hiver et la neige en été demeurent en leur essence, bien que tous les individus, tous les sujets où cette essence était réalisée aient disparu, bien que toute existence actuelle ait été anéantie… Dès lors, la rose peut, en hiver, être conçue dans son essence, bien qu’elle n’ait pas d’existence… ce qui ne saurait être, s’il n’existait aucune rose individuelle ni essence de la rose ni aucune rose idéale subsistant par elle-même hors des individus… De même, si l’essence de la neige ne persistait pas même en été, la science des météores périrait alors.

» À cela, Robert de Lincoln, répond que chacune des espèces qui forme le Monde demeure en chaque heure du temps, sans quoi l’universalité du Monde ne serait pas parfaite. Sans doute, elle ne demeure pas simultanément en tout climat ; mais s’il n’y a pas de rose ici en hiver, la rose est conservée en un autre climat oii se rencontre une température convenable. Ainsi l’essence ne pourrait demeurer si l’existence actuelle était entièrement anéantie. Que l’espèce puisse demeurer alors que tous les individus sont, détruits, c’est une vue de l’imagination ; ainsi certains imaginent que l’essence de la rose peut subsister après suppression de tous les sujets ; ils disent que la rose n’est plus subjectivement en la matière, mais objectivement en l’intelligence[1] ; c’est une pure fiction. »

Ainsi, pour que l’on puisse porter sur une espèce des raisonnements toujours vrais, il faut que cette espèce soit toujours représentée par quelque individu réel ; s’il n’y avait pas, en toute saison, de la neige en quelque lieu du Monde, la vérité de la science météorologique serait intermittente et caduque. Telle est la doctrine strictement péripatéticienne que Jean de Jandun maintient contre les Thomistes.

  1. Les deux mots : subjectivement, objectivement, sont pris ici dans leur sens scolastique, exactement inverse du sens que leur donne la philosophie kantienne.