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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

cette majeure partie des hommes, chacun possède la totalité de la Philosophie ; cela serait incroyable, car sur cent hommes ou mille hommes, on n’en trouve pas un qui possède toute la Philosophie ou la plus grande partie de la Philosophie. Mais il entend ainsi son affirmation : En cette majeure partie de l’humanité, chaque homme possède quelque partie de la Philosophie ; l’un connaît la Grammaire, l’autre la Logique ou ces deux sciences, un troisième sait la Métaphysique ou en sait une partie, un quatrième possède la Physique en totalité ou en partie ; il en est de même des divers individus de cette majorité des hommes ; en tous ces hommes pris ensemble, la Philosophie existe en sa perfection. »

Cette Philosophie qui, de toute éternité, réside, totale et parfaite, en l’ensemble des intelligences humaines, il arrive parfois qu’elle s’incarne presque entièrement en un certain individu. Aristote fut un de ces dépositaires de la Philosophie intégrale ; Averroès en fut un autre. « Monseigneur Averroès[1] fut un très parfait et très glorieux ami de la vérité philosophique ; il en fut le très intrépide défenseur. » On pourra donc traiter Jean de Jandun d’Averroïste ; il ne prendra pas cette qualification pour une offense.

Cela ne veut pas dire qu’en toutes circonstances, notre auteur se rangera du parti d’Aristote ou d’Averroès simplement parce que c’est le parti du Philosophe ou du Commentateur. S’il suit leur opinion, c’est parce qu’il l’aura jugée conforme à la raison. Hors les matières de foi, il n’accorde pas de valeur à l’argument d’autorité ; entendons-le juger[2] ceux qui se contentent d’une telle preuve :

« Si certains personnages de notre temps, solennels et graves en Philosophie, tiennent ce langage, il est raisonnable que ces mêmes personnages résolvent les objections qui leur sont opposées ; de ce qu’ils affirment, il faut qu’ils donnent la démonstration par raison suffisante et irréfutable ; sinon, il ne faut pas que leur autorité fasse foi auprès de nous. En toute matière, en effet, qui ne touche pas la foi, il est vil de s’appuyer sur l’autorité au point que l’on délaisse totalement la raison et que l’on en vienne à nier l’évidence. Sed si aliqui viri solempnes et in philosophia graves hujus temporis illud dicant, rationabile est quod ipsi solvant rationes adductas et, quod dicunt, suflicienti et insolubili

  1. Joannis de Janduno Op. laud., Iib. III, quæst. XXIII ; éd. cit., fol. 86, col. b.
  2. Joannis de Janduno Primum sophisma de sensu agente ; Bibl. nationale, fonds latin, ms. no 16089, fol. 163, col. c.