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L’ESSENTIALISME

revenir sur cette existence essentielle que la plupart des docteurs franciscains refusaient d’admettre.

En cette nouvelle question[1], François de Meyronnes s’efforce de prouver que l’existence essentielle des choses créables n’est pas l’existence en puissance objective que produit la pensée de Dieu. L’existence essentielle, selon lui, est une existence propre qui, par nature, préexiste à la connaissance que Dieu en possède. « Si, par impossible[2], on faisait abstraction de l’Intelligence divine et si l’on admettait qu’elle fût incapable de connaître les choses créables, comme certains philosophes l’ont supposé, l’essence de la pierre serait encore une essence ; mais l’inverse ne serait pas vrai ; si l’essence de la pierre n’était pas l’essence de la pierre, Dieu ne la connaîtrait pas. Suivant cet ordre, donc, la pierre est pierre avant que Dieu la produise en quelque existence que ce soit.

» Partant, je dis que l’intelligence divine ne donne pas aux créatures, par son opération intellectuelle, cette existence essentielle dont nous parlons en ce moment. Cette existence essentielle fait abstraction de toute connaissance, de toute comparaison, quelle qu’en soit la nature. Il est, en effet, évident de soi que la pierre est pierre ; tandis qu’il n’est pas évident de soi que la pierre soit connue de Dieu ; cela ne peut être que démontrable. Or les choses évidentes d’elles-mêmes précèdent, en l’existence essentielle, les choses démontrables ; ainsi cette existence [essentielle de la pierre] doit-elle précéder l’opération [par laquelle l’Intelliligence divine la connaît.] »

De même, ce n’est pas l’intelligence divine qui fait que ces essences sont connaissables, qui leur donne l’existence intelligible[3]. « Nous concevons les essences comme connaissables à Dieu avant de les concevoir comme actuellement connues par Dieu. En effet, ce qui convient à une chose prise en elle-même et en vertu de sa raison formelle lui appartient avant, ce qui, en elle, vient de l’extérieur. Or, être connaissable, être véritable, c’est une propriété (passio) qui se peut démontrer à partir de la raison formelle du sujet ; être connu, au contraire, c’est chose qui lui advient de l’extérieur, savoir de l’intelligence divine qui le connaît d’une manière actuelle. »

  1. François de Meyronnes, Op. laud., quæst. XIV ; Utrum producat beatissima Trinitas creaturas in esse secundum quid antequam producat eas in esse reali simpliciter, Ed. cit., fol. 260.
  2. François de Meyronnes, loc. cit., Punctum Im ; éd. cit., fol. 260, col. a.
  3. François de Meyronnes, loc. cit., punctum IIm ; éd. cit., fol. 260, col. b.