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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

Dieu a-t-il créé la matière dénuée de forme ? « On ne voit pas pourquoi il n’aurait pas créé la matière sans forme[1]… Maintenant encore, si Dieu dépouillait la matière de toute forme, cette matière subsisterait sans aucun miracle ; car, en son essence, la matière ne dépend d’aucune forme ; or une chose ne peut être détruite à moins qu’une autre chose dont la première dépend ne cesse d’exister.

» La raison pour laquelle aucun agent naturel ne peut faire que la matière n’ait plus de forme, c’est qu’un tel agent ne détruit jamais une forme sans introduire la forme opposée. Mais si la matière avait été, une fois, dépouillée de toute forme, je ne vois pas pourquoi elle ne demeurerait pas d’une manière purement naturelle. »

Si ces propositions dépassent parfois l’enseignement de Duns Scot, du moins sont-elles orientées dans le sens de cet enseignement. Le disciple va se séparer du maître au sujet de la théorie que ce dernier a conçue à l’imitation d’Avicébron, et qui, en toutes les créatures, met une même materia primo prima.

Contre ceux qui veulent mettre une matière dans les corps célestes, on peut invoquer quatre arguments[2] :

« Premièrement : C’est la transmutation qui nous fait reconnaître la matière, comme c’est l’opération qui nous fait reconnaître la forme… Jamais la matière ne se voit ; toujours elle se conclut de la transmutation [substantielle], de même que la substance se conclut de la transmutation des accidents. Là où se trouve supprimé le moyen qui prouve la matière, on ne peut plus démontrer l’existence de la matière. Or, dans les corps célestes, la seule transmutation qui se manifeste porte sur les accidents.

» Secondement. La pluralité ne doit pas être admise sans nécessité. Mais, dans les corps célestes, on n’est pas obligé de supposer une matière, car on suppose la matière en vue de la génération et de la corruption.

» Troisièmement. Si les corps célestes avaient une matière, ils seraient susceptibles de se transformer les uns en les autres ; partant, il faudrait admettre l’existence de quelque agent capable d’opérer cette transformation. Si, en effet, il y a en ces divers corps une matière de même espèce (ratio), celle-ci sera naturellement apte à recevoir une forme de même espèce ; partant, la matière de la Lune, [qui serait de même espèce que la matière

  1. François de Meyronnes, loc. cit., art. VII ; éd. cit., fol. 148, col. b.
  2. Francisci de Mayronis Op. laud., Lib. II, dist. XIV, quæst. II ; éd. cit., fol. 150, col. a.