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DUNS SCOT ET LE SCOTISME

comme le mot puissance qui lui est opposé. Il y a une puissance qui s’oppose à l’être (entitas) et une autre puissance qui s’oppose à la distinction. Lorsqu’on dit que les parties d’un continu sont en puissance, on n’entend pas dire par là qu’elles ne sont rien du tout ; on dit qu’elles sont en puissance parce qu’elles ne sont pas distinctes les unes des autres ; si l’on vient à les distinguer les unes des autres, elles se trouvent amenées à l’acte. Parfois donc, le mot acte est pris pour désigner l’être (entitas) qui s’oppose au néant (nihil) ; en ce cas, on peut dire qu’une chose a d’autant plus d’actualité qu’elle a plus d’être.

» En ce sens, on peut concéder que la matière première a, elle aussi, une certaine actualité ; elle possède, en effet, une certaine entité qui n’est pas le néant.

» Mais si l’on prend le mot acte comme signifiant ce qui détermine et distingue, aucune chose en acte ne peut être dénuée de détermination et de distinction ; alors, la matière n’est aucunement en acte, car elle est privée de toute détermination, de toute disposition ; et de même, les parties d’un continu n’ont aucune actualité, car elles ne sont pas définies ni distinguées d’une manière actuelle. »

En affirmant, avec Aristote et Averroès, que la matière première est pure puissance et que, toutefois, elle n’est pas un simple néant, Auriol semblait se mettre en contradiction absolue avec Henri de Gand ; et cependant, lorsque l’on examine de plus près les doctrines de ces deux docteurs, on les voit s’accorder. Qu’est-ce, en effet, que cette entitas opposée au néant, au nihil, qu’Auriol concède à la matière, qui constitue, pour lui, l’actualité de cette matière ? N’est-ce pas cette existence toute nue, cet esse simpliciter qu’Henri accordait à cette meme matière ? Auriol n’est-il pas, sans en avoir conscience, du même avis que le maître auquel il se croit opposé ?

Il importe de nous arrêter un moment à l’examen de ce qu’Auriol entend par puissance lorsqu’il déclare que la matière est pure puissance. Il rend à ce mot le sens que lui donnait Aristote ; Une chose en puissance, c’est une chose qui n’existe pas au moment où l’on parle, mais qui sera à un moment ou à un autre. La simple possibilité, résultant de l’absence de contradiction logique, ne suffirait pas à constituer la puissance.

« Toute puissance, dit-il[1], exprime la coordination à un certain

  1. Petri Aureoli Commentarii in primum librum Sententiarum, Dist. XLII, Pars I, art. III, p, 973, col. b. VI-IV-28.