Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/407

Cette page n’a pas encore été corrigée
397
DUNS SCOT ET LE SCOTISME

dit Jean le Chanoine[1], « demander par quoi un individu est individu, c’est ne rien demander du tout ; c’est une question qui n’en est pas une. Et voici comment il le prouve : Demander par quoi une chose est une chose, c’est poser une question qui n’en est pas une. Mais demander par quoi une chose est singulière, c’est demander par quoi cette chose est une chose ; c’est donc poser une question qui n’en est pas une ; car une chose est singulière par le fait même qu elle existe. Aucune chose n’est universelle, et cette affirmation peut, à son tour, se prouver par la suivante : Tout ce qui est hors de l’âme existe par cela même qu’il est unique, comme le dit Boèce au traité De unitate et uno[2]

» En outre, toute question qui part d’une supposition fausse est une question qui n’en est pas une. Or la question dont nous parlons est de cette espèce-là. Donc etc. La majeure est évidente parle VIIe livre de la Métaphysique. Quant à la mineure, en voici la preuve :

» Cette question présuppose l’existence, en la nature des choses, d’un principe (aliquid) qui serait indifférent à être cette chose-ci ou à être cette chose-là ; ce principe serait contracté par les raisons d’individuation. Or, que cette supposition soit fausse, cela se peut démontrer ainsi : Tout principe qui est indifférent à deux actes opposés ou simplement distincts peut passer d’un de ces actes à l’autre. Si donc l’humanité est indifférente à recevoir telle différence individuelle ou telle autre, elle doit pouvoir se transmuer de l’une en l’autre, en sorte que l’humanité de Socrate se puisse transmuer en celle de Platon, ce qui est absurde. »> En disant qu’une chose est unique par là-même quelle existe, Auriol semblait suivre le sentiment d’Henri de Gand ; mais il ne pouvait aller jusqu’au bout dans cette voie et déclarer que c’est l’existence qui individualise l’essence, puisqu’il n’admet aucune distinction entre l’essence et l’existence. Il était donc logiquemen amené à la conclusion que Bacon avait formulée : Le problème de l’individuation n’est qu’une sotte question. Cette conclusion, nous avons entendu Jean le Chanoine la lui attribuer ; écoutons-la maintenant de sa propre bouche. « Je demande donc[3] ce qu’est le principe d’individuation, et je

1. Joannis Canonici (juœstiones saper libres Physicoram, lib. 1, quæst. VI ; éd. cit, fol. col. d.

2. Nous savons que ce traité n’est pas de Boèce, mais de Dominique Gundisalvi.

3. Pétri Auheoli Commen/arn tn Sfecandtwn Libram Senfenliaram ; Dist. IX ; quæst. III : Per quid contrahatur ad individuum^ art, III ; p. 114, coll. a et b.

  1. 1
  2. 2
  3. 3