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DUNS SCOT ET LE SCOTISME

sence ; il n’y a pas non plus une simple distinction de raison, seule admise par Siger de Brabant, par Godefroid de Fontaines, par Roger Bacon, car, sinon en réalité, du moins dans l’esprit, l’essence peut être posée sans que l’existence le soit.

Si l’esprit peut ainsi poser l’essence sans poser l’existence, c’est qu’il peut considérer une chose en tant qu elle est l’image d’une idée ou d’un modèle éternellement existant en la pensée divine, sans être contraint de la considérer en même temps comme effet de la puissance divine qui lui confère l’existence.

En tant qu’image d’une idée divine, la chose a une certaine manière d’être, distincte de l’existence. Thomas d’Aquin et Henri de Gand s’accordent à donner à cette manière d’être le nom d’être d’essence (esse essentiæ), que nous pouvons remplacer parle nom d’existence essentielle ; ils s’accordent à déclarer que cette existence essentielle peut être posée dans l’esprit séparément de l’existence proprement dite ou existence actuelle, tandis que dans les choses qui sont hors de l’esprit, l’existence essentielle est invariablement unie à l’existence actuelle et individuelle.

Telle est la théorie contre laquelle proteste toute la doctrine de Duns Scot.

De même que l’individu est contenu d’une manière unitive dans l’espèce, de même l’existence actuelle et individuelle est. contenue d’une manière unitive en l’existence essentielle ; entre ces deux existences, donc, il n’y a ni séparation réelle ni séparation potentielle ; l’essence n’a pas d’autre manière d’être que 1’existence actuelle et individuelle ; l’esprit seul distingue 1’essence au sein des individus qui existent hors de lui ; mais cette opération intellectuelle ne confère à l’essence, séparée de l’existence réelle, aucune manière d’être ; il n’y a pas d’esse essentùe, d’existence essentielle. Voilà ce que Scot va très nettement affirmer contre Henri de Gand, et son affirmation vaudra a fortiori contre Thomas d’Aquin.

Pour distinguer l’existence essentielle de l’existence actuelle, Henri de Gand a fait consister la première en un certain rapport entre la créature et Dieu et la seconde en un autre rapport entre les deux mêmes termes ; en tant qu’elle est 1’image d une idée éternellement contenue en la connaissance divine, la créature a l’existence essentielle, mais non point 1’existence actuelle ; pour qu’elle possède cette dernière existence, il faut qu’elle contracte avec Dieu un second rapport, par lequel elle devient un effet du pouvoir créateur de Dieu.