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LA DOCTRINE DE PROCLUS ET LES DOMINICAINS ALLEMANDS

» Que les gens, donc, qui ont un grade moins élevé et moins de science supportent patiemment de voir leurs propos ramenés au sens propre, de ne les point voir dilatés au grand dommage de la foi catholique.

» C’est, je pense, cette considération qui a poussé les docteurs les plus récents, Thomas, Bonaventure, Alexandre de Haies et autres, à dédaigner tous les ornements du langage, à présenter la Théologie par questions : moyennant des règles fixes, et à l’aide de mots dont la forme est précise, ils nous ont donné une Théologie, tant pratique que spéculative, extrêmement sûre ; pour cela, ils ont ramené ce qu’avaient dit tous les anciens docteurs à un langage propre, doué d’unité et de sécurité. »

Les erreurs de Maître Eckehart, de Ruysbroec, de Jean Tauler sont méprises de gens qui se pipent eux-mêmes en jonglant avec des termes dont le sens n’est ni clair de soi ni défini avec précision. Des raisonnements se déroulent, dont d’incessantes amphibologies font de simples jeux de mots. Esprits germaniques, d’ailleurs, sourds à la voix du bon sens, nos Dominicains ne sont nullement surpris des conclusions étranges auxquelles ils aboutissent. Ni l’opposition de ces conséquences avec les vérités métaphysiques les plus certaines, ni la contradiction avec les enseignements les plus formels de l’Église ne les avertit qu’ils ont fait fausse roule. Des préceptes de Proclus, auxquels ils ont voué une entière soumission, ils déroulent les corollaires avec une constance imperturbable ; leur théorie se développe, toute imprégnée de paganisme hellénique et de panthéisme oriental, tandis que leur pratique demeure celle de religieux très chrétiens ; la vie de leur raison et celle de leur cœur s’ignorent l une l’autre ; en eux se découvre déjà l’étrange dualité qu’on reconnaîtra si souvent, au cours des siècles, dans l’âme des penseurs allemands.

C’est, d’ailleurs, un Allemand, c’est le cardinal Nicolas de Cues qui prolongera, au xve siècle, la tradition inaugurée par Maître Eckehart.

Mais, jusqu’au temps où raisonnera Nicolas de Cues, quittons l’Allemagne et revenons à Oxford et à Paris.