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LA DOCTRINE DE PROCLUS ET LES DOMINICAINS ALLEMANDS

naissance théorique, si l’on se contemple à l’état d’abstraction (ἀπολελυμένον). On peut en avoir encore une connaissance théologique en se connaissant soi-mèine selon sa propre idée. » Ces connaissances diverses et de plus en plus élevées que Proclus énumère, ce sont évidemment celles du physiologiste ou du médecin, celle du psychologue ou du moraliste, celle du Stoïcien, celle de l’Aristotélicien, celle du Platonicien. Aucune d’elles ne satisfait encore vraiment au Γνῶθι σαυτόν. Celle qu’il nous faut atteindre, en voici la définition : « Nous pouvons enfin connaître par inspiration (ἐνθουσιστικῶς), si nous nous connaissons nous-même en tant qu’un (κατὰ τὸ ἕν), si nous sommes, par l’inspiration, conjoint au dieu qui nous est propre. C’est donc par inspiration que Socrate se connaissait. »

Avec plus de détails que l’opuscule Sur le Destin, mais souvent dans les mêmes termes, le Commentaire au Premier Alcibiade a défini ce que Proclus entend par le salut total de l’âme. Ce salut consiste, pour l’homme, à répudier tout ce qui est changeant, divers et multiple, à ne contempler que sa propre essence dans son immuable Unité et, par là, à se fondre dans l’ün absolu ; pour atteindre à ce point, nul des procédés rationnels de connaissance décrits par les écoles philosophiques ne saurait suffire ; il faut recourir à une vision inspirée ; et pour désigner cette vision, Proclus use des mots ἐνθουσίασις, μανία qui veulent également dire en grec transport délirant, folie furieuse.

Ce n’est pas, en effet, le génie grec si mesuré, si raisonnable, si logique, ce n’est pas le sage Socrate, cc ne sont pas ses disciples authentiques qui ont conseillé d’interpréter de la sorte le précepte Delphique : Γνῶθι σαυτόν, connais-toi toi-même. Cette interprétation vient de l’Orient. L’inspiration par laquelle elle prétend conduire l’âme à son salut total est très proche parente de la démence extatique du fakir, du rêve sans fin, au bord du Gange, du brahme de Bénarès.

Cette doctrine, Jean Tauler la met au-dessus de celle de Saint Thomas d’Aquin ; il rougit à la pensée que les Chrétiens ont pu laisser à un païen l’honneur de les devancer à tel point. Cette doctrine, cependant, qu’a-t-elle donc de commun avec le Christianisme ?

Sans doute l’enseignement de l’Église Catholique promet le salut au fidèle ; sans doute, il décrit ce salut comme une union intime avec Dieu, comme une indicible vision de l’essence divine.

Mais cette union, cette vision. l’Eglise déclare qu’elle est surnaturelle ; qu’il n’y a, dans la nature de l’homme, rien qui les exige