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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

Ce sont ces propositions que la claire perspicacité de Gerson mettait en évidence lorsqu’il résumait en ces termes la doctrine de Ruysbroec :

« Cet auteur suppose que l’âme, dans la contemplation parfaite de Dieu, non seulement voit Dieu par le moyen d’une clarté qui est l’essence de Dieu, mais qu elle est elle-même cette divine clarté. Prenant, en effet, l’Écriture au pied delà lettre, il imagine que l âme, à ce moment, cesse d’être en. cette existence qu elle avait auparavant dans son propre genre, et qu’elle est convertie, transformée et absorbée en son être divin, en cet être idéal qu elle eut de toute éternité au sein de l’essence divine, en cet être dont Saint Jean parle dans son évangile, lorsqu’il dit : « Ce qui a été créé était vie en lui. » Cet être, présuppose notre auteur, est cause de notre être temporel et, au point de vue de l’existence essentielle, il ne fait qu’un avec celui-ci. Il ajoute que, dans cet abîme de l’Être divin, l’âme du contemplatif se perd à tel point qu’aucune créature ne la pourrait retrouver. »

Le chancelier de Paris a discerné avec une précision singulière ce qui est comme le cœur de toute cette étrange métaphysique : La confusion de l’existence créée et temporelle avec l’existence idéale et éternelle.

Avec une égale clairvoyance, il signale que cette confusion n’est pas nouvelle et désigne, aux Dominicains allemands, leur prédécesseur. « C’est, dit-il en parlant de la doctrine de Ruysbroec[1], la folie d’Amaury, qui fut condamné : celui-ci supposait que la créature se transformait en Dieu, en sa propre essence et en son principe idéal. » La confusion de l’existence réelle d’une chose avec son existence à l’état d’idée dans le Verbe de Dieu est, en effet, le fond de la Métaphysique d’Eckchart et de ses disciples, comme elle l’était de la Métaphysique d’Amaury de Rennes.

VI

Jean Tauler

Dans l’œuvre de Ruysbroec, tout n’était pas marqué au coin des doctrines erronées de Maître Eckehart ; on y trouvait nombre

1. Epistola magistri Johannis de Gersonno ad fratrem Bartholomæum carthusianum contra defensionem Johannis Ruysbroech. (Joannis Gerson Opera, édit. cit., pars I, XVI, C.)

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