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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

« Tout ce que Dieu le Père a donné à son Fils unique dans la nature humaine, tout cela, il me l’a donné à moi ; et ici, je n’excepte rien, ni la sainteté, ni l’union, mais il m’a tout donné, à moi comme à lui.

» Tout ce que la Sainte Ecriture dit du Christ, tout cela est également vrai de l’homme bon et divin.

» L’homme bon est le Fils unique de Dieu.

» L’homme noble est ce Fils unique de Dieu que Dieu a engendré de toute éternité.

» Le Père m’engendre comme son Fils, et comme le même Fils. Toute opération de Dieu est une ; aussi m’engendre-t-il son Fils sans aucune distinction. »

Ces stupéfiantes propositions se peuvent résumer ainsi : Tout homme ou, du moins, tout homme bon, est absolument identique au Fils unique de Dieu, aussi bien au Verbe considéré dans sa divine nature, qu’au Verbe incarné, au Verbe fait homme, a Jésus-Christ.

De quelle métaphysique se pouvaient réclamer ces étranges corollaires, si les écrits de Maître Eckehart ne nous l’apprennent pas, nous le saurons par la lecture d un sermon de son frère.

D’Eckehart le jeune, nous possédons seulement deux sermons, dont un a été donné pour le premier dimanche de l’Avent ; c’est, dans celui-ci que se lisent les paroles suivantes[1]  :

« Celui qui veut être sauvé et parvenir à cette bienheureuse connaissance de Dieu le Père, en laquelle consiste toute notre béatitude, doit nécessairement, par l’union intime avec le Christ, par l’esprit et par l’amour, devenir, lui aussi, le Fils unique du Père.

» Il n’y a pas, en effet, plusieurs fils du Père ; il n’y en a qu’un. Sans doute, parla naissance corporelle, nous pouvons nous distinguer de lui ; cela même est nécessaire ; mais, dans la génération éternelle, il ne peut y avoir qu’un seul Fils : car, en Dieu, il n’y a qu’une seule origine naturelle, un seul principe naturel ; il ne peut donc y avoir qu’une seule émanation naturelle du Fils.

» Non, il n’y a pas deux émanations du Fils ; il n’y en a qu’une. Par conséquent, si nous devons être un seul Fils avec le Christ, il est absolument nécessaire que notre émanation de Dieu le Père soit perpétuelle et ne fasse qu’un avec l’émanation naturelle du Verbe, de même que notre retour dans le Père.

  1. Œuvres complètes de Jean Tauler, religieux dominicain du xive siècle. Traduction littérale de la version latine du chartreux Surius, par E. Pierre Noël, O. P. ; t. IV, 1911, pp. 361-363.