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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

recevoir deux sens absolument différents ; et d’une proposition à l’autre, ce mot change de signification ; en sorte que ce qui revêtait l’imposant appareil d’un raisonnement se résout en une suite de calembours.

Très probablement, le Dominicain allemand s’est pipé lui-même avec ses jongleries verbales. Il a pris le mot esse avec son sens propre d’être, d’existence et, partant des principes de Proclus et du Livre des Causes, il a démontré que l’esse de toute créature était en Dieu et était Dieu.

Mais près de lui, dans sa province et dans son ordre, Thierry de Freiherg enseignait que le terme esse était absolument synonyme du terme essentia. Bien qu’habituellement, il les distinguât l’un de l’autre, Eckehart, par un des tours de passe-passe dont il était coutumier, les a sans doute échangés. Il a cru que ce qu’il pensait avoir démontré équivalait à cette formule de Jean Scot Érigène : « Ipse namque omnium essentia est, qui solus vere est. » Il a jugé qu’on pouvait répéter de l’esse des créatures tout ce que le Fils de l’Érin avait affirmé de l’essentia, de l’οὐσία, c’est-à-dire selon le langage de celui-ci, de la raison ou idée. Il n’a pas vu ce que sa doctrine avait de choquant pour le bon sens ni d’hérétique pour l’orthodoxie. Il s’est vanté de ne pas supprimer l’existence des créatures mais, au contraire, de l’affermir. Il ne s’est pas soupçonné lui-même de panthéisme.

L’autorité ecclésiastique fut plus clairvoyante.

En 1326, l’Archevêque de Cologne entama un procès contre Maître Eckehart et sa doctrine[1]. La mort d’Eckehart, survenue en 1327, n’interrompit pas l’information. Le 27 mars 1329, Jean XXII condamnait, à des titres divers, vingt-huit articles[2] extraits des écrits ou des sermons du Dominicain allemand.

Parmi ces articles, les trois premiers étaient ainsi conçus :

« Interrogé pourquoi Dieu n’avait pas créé le monde plus tôt, il répondit et répond encore : Parce que Dieu ne pouvait pas le produire auparavant ; une chose, en effet, ne peut agir avant d’être ; or, aussitôt que Dieu fut, il créa le Monde.

» On peut accorder que le Monde a existé de toute éternité.

» En même temps et à la fois, Dieu fut, il engendra son fils qui lui est coéternel, qui lui est égal en toutes choses et qui est Dieu comme lui, et aussi, il créa le Monde. »

  1. H. Denifle, Acten zum Processe Meister Eckeharis (Archiv für Litteratur-und Kirchengeschichte des Mittelalters, Bd. ii, 1886, p. 624).
  2. H. Denifle, Op. laud., pp. 637-689.