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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

Dans ce qui vient d’être dit, remplaçons les mots : raisons des créatures par le mot : créature, et nous aboutirons à ces énoncés étranges[1].

« Dieu est tout ce qu’il y a de moins distinct de l’ensemble des créatures et de chacune d’elles. En effet, si quelque chose se distingue par son indistinction même, plus il sera indistinct, plus, parla même, il sera distinct ; et inversement, plus il sera indistinct, plus il sera distinct, puisque sa distinction le distingue de l’indistinct. Or Dieu, c’est quelque chose d’indistinct qui se distingue par son indistinction même.

» Remarquons encore que rien n’est si un, si indistinct que Dieu et toute chose créée… Rien de moins distinct, en effet, qu’une chose constituée et que ce de quoi, par quoi et en quoi elle est constituée. Mais… le nombre ou multitude, tout ce qui est dénombré et dénombrable, est, comme tel, constitué par des unités et subsiste par des unités. Rien donc de plus indistinct que le Dieu un ou l’Unité d’une part et la créature multiple ».

Tous les théologiens enseignent que l’Univers créé a eu un commencement ; la génération des Idées, au contraire, qui n’est pas autre chose que la génération du Verbe, est éternelle. Confrontons encore ce qui est dit du Modèle idéal du Monde avec ce qui est dit du Monde lui-même, et nous obtiendrons ceci[2] :

« Le principe dans lequel Dieu a créé le ciel et la terre, c’est cet instant présent simple qui est le principe constitutif de l’éternité (principium nunc simplex æternitatis), ce présent absolu, veux-je dire, dans lequel Dieu est de toute éternité, dans lequel, également, a été, est, et sera éternellement la procession des personnes divines. Moïse dit donc que Dieu a créé le monde dans ce principe absolument premier, dans lequel Dieu est, et cela sans aucun intervalle ni intermédiaire.

» Comme on demandait un jour pourquoi Dieu n’a pas créé le Monde plus tôt, on répondit : Parce qu’il ne le pouvait pas, car il n’était pas avant que le Monde ne fût. Comment Dieu eût-il pu le créer plus tôt, puisqu’à l’instant (nunc) même où il fut, il créa le Monde ? N’allons pas, en effet, imaginer, à faux, que Dieu soit, pour ainsi dire, demeuré à ne rien faire, en attendant un certain instant à venir, où il créerait le Monde. En même temps et à la fois, Dieu fut, il engendra son Fils qui lui est coéternel, qui est

  1. H. Denifle, Op. laud., pp. 498-499.
  2. Magistri Eckardi Commentarius in Genesin (H. Denifle, Op. laud., p. 553.