Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
215
LA DOCTRINE DE PROCLUS ET LES DOMINICAINS ALLEMANDS

être formel, sous leur forme propre, formes par lesquelles elles sont, tant qu elles existent, et sont chacune à sa façon, homme, lion, Soleil, etc. ».

Dans sa raison, une chose ne possède pas cette forme qui lui donne, en ce monde, telle ou telle nature. « Toute chose, dans sa raison, demeure latente et cachée[1] ; dans sa raison, par exemple, le feu n’est pas feu, on ne le nomme pas feu, car ce mot désigne la nature du feu, et cette nature, il ne l’a pas ; ainsi se cache-t-il dans sa cause ».

Or ce sont là pensées toutes semblables à celles que Scot Érigène aime à développer.

Maître Eckehart nous paraît donc s’être grandement inspiré de l’Érigène. Il nous semble, en particulier, qu’il lui a emprunté l’idée de donner aux mots : « In principio Deus creavit » la signification suivante : « Dieu a créé dans le Principe, c’est-à-dire dans son Verbe ». Ce passage, à plusieurs reprises, comme son prédécesseur, il l’a entendu de l’éternelle production, au sein de Deu, de l’Idée de la création, et la théorie qu’il voulait autoriser de la sorte était pleinement dans la tradition de Saint Augustin et des docteurs catholiques. Mais, dans une autre circonstance, il l’a invoqué pour étayer l’étrange opinion que l’influence de Proclus et du Livre des Causes lui avait fait concevoir, pour prouver que toutes les créatures ont leur existence en Dieu et que cette existence est Dieu.

Cc qui est advenu en cette circonstance n’est pas, semble-t-il, un accident dans la voie suivie par Eckehart ? On dirait que celui-ci s’est appliqué à prendre tout ce que les docteurs catholiques en général, et Jean Scot en particulier, avaient dit des raisons ou idées des créatures, et à le répéter des créatures elles-mêmes.

Tous les théologiens, par exemple, sont unanimes à déclarer que les créatures sont multiples, réellement distinctes les unes des autres et réellement distinctes de Dieu ; pour tous, il en est tout au contraire des raisons de ces créatures ; si notre esprit distingue entre l’idée du cheval et l’idée de l’homme, c’est seulement pour affirmer que le cheval est, d’une certaine manière, l’image de Dieu et que l’homme l’est d’une autre manière ; mais il entend bien affirmer qu’en réalité, toutes les créatures ont une Raison unique, un seul Modèle idéal qui est le Verbe de Dieu,

  1. Magister Eckardus In Ecclesiasticum (H. Denifle, Op. laud., pp. 579-580).