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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

Mais peut-être ne convient-il pas d’insister outre mesure sur ce disparate.

D’une part, nous avons dit[1] combien il serait imprudent de donner son sens habituel au mot créer dans les passages où Jean Scot parle de la création des raisons ; ce mot même, l’Érigène, le remplace souvent par fonder, parfois par engendrer et comme, d’ailleurs, il déclare de la façon la plus formelle que les raisons contenues dans le Verbe sont le Verbe lui-même, il est clair qu’entre la production de ces raisons et la génération du Verbe, c’est l’esprit seul de l’homme qui met une distinction.

D’autre part, on serait malavisé de serrer de trop près le sens des formules données par Maître Eckehart ; ni la pensée ni la langue du Dominicain allemand n’était arrêtée par des contours très précis ; si l’on ne se contente de prendre en gros ses affirmations, si l’on prétend en faire une analyse minutieuse, on se heurte à de fréquentes contradictions. En écrivant : « Creaturarum rationes non sunt creaturæ, sed nec creabiles ut sic », il semble avoir surtout voulu qu’on ne confondit pas les raisons avec les choses qui existent hors de Dieu.

En déclarant que les raisons ne sont pas créées, il entend d’abord affirmer qu elles sont éternelles ; la pensée qu elles pourraient être, à la fois, éternelles et créées ne se présente pas à son esprit : « Dieu, dit-il[2], a fait toutes choses pour qu’elles existent, c’est-à-dire pour qu’elles aient leur être hors de lui, dans la réalité naturelle, bien qu elles fussent en lui de toute éternité et qu’elles y fussent éternellement selon leurs raisons… Saint Jean a dit : Toutes choses ont été faites par lui… Faites a le sens de créées ; les choses éternelles, en effet, ne sont pas créées, tandis que les choses faites ont été créées ; elles l’ont été par Dieu même : elles existent (sunt), c’est-à-dire que hors de Dieu, dans la réalité naturelle, elles ont un être formel, sous leurs formes propres. »

Il est bien clair qu’en ce passage, Maître Eckehart entend réserver le mot création à la production temporelle des choses hors de Dieu.

En disant, en outre, que les raisons ne sont pas créables telles quelles, ut sic, il semble avoir voulu dire que, pour exister hors de Dieu, il leur faut revêtir une forme particulière. Le passage que nous venons de citer se poursuit, en effet, en ces termes :

« Hors de Dieu, dans la réalité naturelle, les créatures ont un

  1. Voir. Ch. V, § II ; t. V, pp. 50-52.
  2. Magistri Eckahdt Op. laud. (H. Denifle, Op. laud., p. 610).