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LA DOCTRINE DE PROCLUS ET LES DOMINICAINS ALLEMANDS

Ce qu’on vient de dire de l’existence, on le peut répéter, d’ailleurs, de l’unité, de la bonté, de la vérité.

« Le fait d’être telle ou telle chose existante, telle ou telle chose une, telle ou telle chose bonne, telle ou telle chose vraie, en tant que cette chose est telle ou telle, ne détermine absolument aucune addition d’existence, d’unité, de vérité, de bonté. » Unis à l’essence de telle ou telle chose déterminée, de telle sorte qu’ils soient l’existence, l’unité, la vérité, la bonté de telle chose, l’Être, l’Un, le Vrai, le Bien n’en sont aucunement accrus ; ils restent ce qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire Dieu.

Au gré d’Eckehart, dire cela, ce n’est pas nier les choses singulières, ce n’est pas déclarer que l’essence de chaque chose n’est rien, que la chose composée d’essence et d’existence n’est rien. Pour le montrer, il fait appel à la comparaison si souvent employée du composé de matière et de forme.

« Il est bien certain, dit-il[1], que la matière n’apporte aucune existence au composé, qu’elle n’a, par-elle même, absolument aucune existence hors cette existence que la forme donne au composé ; cependant, nous ne disons pas que la matière ne soit rien ; nous disons qu’elle est une substance, qu’elle est une des deux parties du composé. »

L’essence de chaque créature singulière est donc comparable à une matière qui n’a, par elle-même, aucune existence ; cette essence d’une chose singulière, l’être la pénètre tout entière comme l’Ame pénètre le corps[2], comme la forme du feu pénètre la matière du feu. La matière du feu, qui n’a par elle-même aucune existence, ne donne rien à la forme du feu qui la pénètre ; après cette pénétration, cependant, chaque feu individuel a sa forme, et cependant, cette forme ne diffère pas de la forme ignée unique et universelle. De même, pénétrée par l’Être, l’essence de chaque créature singulière possède son existence propre ; cette existence, cependant, reste l’Être, c’est-à-dire Dieu.

Et de même que l’Ame est tout entière en chaque partie du corps animé, que la forme du feu est tout entière en chaque flamme, en chaque étincelle, de même, « Dieu dont le tout est simple et un, Dieu qui est l’Un, est nécessairement présent à chaque chose singulière, en totalité et d’une manière immédiate. »

Telle est, croyons-nous, la doctrine de Maître Eckehart. Par quoi diffère-t-elle de la doctrine d’Ulrich de Strasbourg ou de

  1. Maître Eckehart, loc. cit., pp. 546-547.
  2. Maître Eckehart, loc. cit., p. 545.