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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

cherchaient à répartir, entre les choses diverses, l’existence uniforme émanée du Créateur ; l’un et l’autre mettaient ce partage au compte des essences propres aux diverses créatures ; le premier regardait l’essence de chaque créature comme une puissance, comme une capacité disposée à recevoir la part d’existence qui revenait à cette créature ; le second assimilait l’essence à une forme apte à découper cette part d’essence.

Avec ces pensées, celle d’Eckehart offre une grande ressemblance.

Entre les deux termes esse et essentia, notre Dominicain établit exactement la distinction que les disciples d’Avicenne et de saint Thomas d’Aquin avaient accoutumé d’y mettre et que Thierry de Freiberg avait si formellement refusé de recevoir, au risque de se contredire ailleurs.

« En toute créature, dit-il[1], autre chose est l’existence (esse) qui vient d’autrui, autre chose l’essence (essentia) qui ne vient pas d’autrui. »

« Avicenne dit[2] qu’une chose ne tient pas d’autrui ce qu’elle est. Qu’un homme existe, qu’un animal existe, cela, il le tient d’ailleurs ; mais qu’un homme soit animal, soit corps, soit substance, cela il ne le tient de personne d’autre que de lui-même. ….C’est pourquoi, lors même qu’aucun homme n’existerait, cette proposition demeure vraie ; l’homme est un animal. Il en est tout autrement de l’existence, de l’être (de existentia sive de esse) des choses ; qu’une chose soit, en eflet, cela concerne une cause extérieure. »

En toute chose créée, l’essence que cette chose a par elle-même, qu’elle ne tient pas d’autrui, qu’elle ne peut pas ne pas avoir, est associée à l’existence, qui est ainsi l’existence de cette chose. Cependant, cette existence qui « pénètre[3], forme et investit » chaque chose singulière, elle vient de Dieu, elle est en Dieu, elle est Dieu lui-même.

« Non seulement tout être (ens) singulier tient de Dieu toute son existence (esse), mais il la tient immédiatement et sans aucun intermédiaire… Comment une chose, en effet, pourrait-elle exister, si entre elle et l’existence, il y avait quelque intermédiaire, si, par conséquent, elle se tenait en dehors et comme à côté de l’être même ? Or l’être, c’est Dieu »…

  1. Magister Eckardus Super Exodum (H. Denifle, Op. laud., p. 561).
  2. Magister Eckardus In librum Sapientiæ (H, Denifle, Op. laud., p. (604).
  3. Magistri Eckardi Opus propositionum. Proœmium (H. Denifle, Op. laud., pp. 545-546).