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LA DOCTRINE DE PROCLUS ET LES DOMINICAINS ALLEMANDS

mais elle y préexistait autrement que cette essence ne la reçoit ; l’existence qu’elle y avait n’était pas celle qui convient à une âme, mais celle qui convient à une intelligence ; elle n’y était pas animale, mais intelligible.

Évidemment, dans le passage que nous venons d’étudier, Thierry assimile l’individuation de l’âme à quelqu’une de ces formes qu’une intelligence peut imprimer dans une hyliathis. La hyliathis, l’être ou essence de l’âme est prédisposée à recevoir l’individuation ; et, d’autre part, le mode d’existence que cette individuation possède au sein de l’intelligence active est ce que notre auteur veut désigner par l’adverbe inchoative.

Si l’auteur du Livre des Causes a créé le mot hyliathis, c’est qu’il a voulu comparer l’information d’un esse par une intelligence à l’union de la forme et de la matière telle que l’entendait la Physique péripatéticienne ; il est clair que cette même analogie hante la pensée de Thierry ; de même qu’une forme spécifique unique mais susceptible d’exister en des individus distincts, en s’unissant avec une matière une mais divisible, produit de multiples substances composées, de même une Intelligence active unique mais où l’individuation préexiste à l’état d’ébauche, en s’unissant à une essence de l’âme qui est une mais qui est prédisposée à la subdivision en individus distincts, fournit une multitude d’âmes particulières.

Or, en lisant le commentaire au Περὶ ψυχῆς d’Averroès, nous avons déjà rencontré[1] une théorie toute semblable ; et nous avons dit alors que le Commentateur de Cordoue, infidèle au rigoureux Aristotélisme qu’il professe, avait suivi l’inspiration du Livre des Causes, peut-être sans le voir et sans le vouloir. C’est très volontairement que Thierry s’abandonne à la direction de ce livre et qu’il en tire une doctrine très analogue à celle d’Ibn Rochd.

Cependant, entre l’enseignement d’Averroès et l’enseignement de Thierry, il nous faut signaler une très importante divergence.

Au gré d’Averroès, c’est seulement de temps en temps qu’en chacun de nous, l’Intelligence active s’unit à l’Intelligence en puissance ; l’être individuel formé par cette union n’a qu’une existence temporaire. Pour Thierry, c’est d’une manière permanente que l’intelligence active s’unit avec l’essence de l’âme qu’elle a engendrée pour produire une âme humaine individuelle ; une fois cette union contractée, rien ne la vient plus rompre ; elle dure

  1. Voir : Troisième partie, Ch. III, § VI, t. IV, pp. 563-570.