Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/169

Cette page n’a pas encore été corrigée
159
HENRI DE GAND

autre forme qui est semblable à la sienne et contraire à celle qui détruite… Mais si l’action divine préserve la matière et empêche que la corruption d’une forme ne soit suivie de la génération d’une nouvelle forme, il pourra fort bien arriver qu’une action naturelle, détruisant une forme et n’engendrant rien à la place, dépouille la matière de toute forme ; il pourra arriver que la matière demeure ainsi sans aucune forme ».

Que la matière première puisse exister réellement sans être unie à aucune forme, l’assertion est audacieuse ; elle est en contradiction avec toute la philosophie péripatéticienne dont elle ruine l’un des principes fondamentaux, le principe essentiel, peut-on dire. Henri de Gand n’ignore pas l’extrême importance du propos qu’il vient d’émettre incidemment ; à le développer et à l’affermir, il va consacrer toute une question.

Dès le début de cette question, il s’exprime en ces termes[1].

« Il faut d’abord exclure une fausse imagination que quelques-uns se font de la matière ; selon eux, la matière n’est rien qu’une certaine puissance ; en sorte qu’en ce qui est d’elle-même, elle n’existe pas ; en effet, ce qui est seulement en puissance, en tant que tel, n’existe pas ; ainsi donc la matière, en sa nature, approcherait tellement du néant que lie tomberait dans le néant dès l’instant qu’elle viendrait à être privée de forme ».

Cette l’ausse imagination touchant la matière première, c’est la doctrine même d Aristote ; c’est celle qu’Averroès formulait si nettement au Sermo de substantia orbis, lorsqu’il déclarait que la substance même de la matière première consiste à être en puissance[2].

À ces graves autorités, que va opposer Henri de Gand ? L’autorité de Saint Augustin. Celui-ci, en effet, à écrit[3] : « Cette matière informe, on n’en saurait douter, est si proche du néant qu’elle n’a été faite que par Dieu ; et elle l’a été de la manière suivante : Bien que Dieu l’ait créée sous la forme, que la forme et la matière aient toujours existé ensemble dans le temps, par origine et par nature cependant, l’existence et la création de la matière sont antérieures à l’existence et à la création de la forme en la matière ; en sorte que la forme a été engendrée de la matière plutôt qu elle n’a été créé en la matière ».

  1. Henrici a Gandavo Quodlibeta, quodlib. I, quæst. X : Utrum materia posset existere per se sine forma, Ed. cit., fol. VIII, recto.
  2. Voir : Troisième partie, Ch. III, § IV ; t. IV, p, 537.
  3. D. Aurelii Augustini De Genesi ad litteram, lib. I, cap. XIX— — Cf. Seconde partie, Ch, I, § V ; L II, pp. 431-438.