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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

soit, à son avis, certain. Toutefois, suivant les principes fondamentaux de sa philosophie, il a plutôt incliné à croire que l’intelligence n’était pas l’acte et la forme du corps, et qu’elle n’était pas multiple comme les hommes sont multiples. Mais il n’a pas accordé une telle confiance aux fondements de sa philosophie qu’il ait voulu affirmer expressément ces conséquences qui s’en déduisent ; et afin qu’il ne fût point aisé de le reprendre, il a laissé ces propositions sous une forme douteuse. »

« Mais à nous, poursuit Henri de Gand,[1] qui tenons les fondements de la philosophie d’Aristote pour faux et erronés, il nous faut une démonstration certaine, construite par la raison que la foi étaye, qui, à l’encontre des principes d’Aristote, nous permette de soutenir ces propositions : Il existe une forme qui peut, sans corps, persister dans l’avenir ; toutefois, cette forme ne commencerait pas d’exister si ce n’est dans un corps ; cette forme est multipliée selon la multiplicité des corps ; le nombre de ces formes est cependant fini, car nous admettons que le monde a eu un commencement et que la génération des hommes prendra fin un jour. »

Dans cette proposition : « Forma aliqua potest manere in postremo sine corpore, quæ tamen non inciperet esse nisi in corpore, » nous reconnaissons la thèse essentielle que Thomas d’Aquin n’a cessé de soutenir, de l’opuscule De ente et essentia à l’opuscule De unitate intellectus contra Averroïstas. Elle met hors de doute l’influence exercée sur Henri de Gand par Thomas d’Aquin.

Toutefois, entre les doctrines que ces deux auteurs professent touchant l’individuation de l’âme humaine, peut-être peut-on signaler une légère différence. Il semble que saint Thomas regarde le corps comme indispensable pour conférer à l’âme son individuation ; une fois acquise, cette individuation survit à la destruction du corps. Dans la brève conclusion que nous venons de rapporter, Henri de Gand paraît attribuer au corps, lui aussi, ce rôle nécessaire. Mais ce n’est point là sa véritable pensée. Assurément, suivant le cours de la nature, l’individuation de l’âme humaine prend naissance dans le corps. Mais il ne serait point absurde qu’il en fût autrement, puisque l’individuation ne provient pas de la matière ; Dieu pourrait créer des âmes individuelles sans les incarner, comme il les maintient individuelles après qu’elles sont désincarnées. C’est ce qu’Henri déclare formellement

  1. Henri de Gand, loc. cit. ; éd. cit., fol. CCCLXXXII, recto.