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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

tion créatrice de Dieu. Considérée par rapporta Dieu, une essence se comporte comme quelque chose qui est indifférent à l’existence et à la non-existence ; l’existence n’accroît pas la perfection idéale que cette essence trouve en Dieu ; la non-existence ne diminue pas cette même perfection. C’est donc sans qu’aucune nécessité l’y contraigne que la volonté divine se détermine à donner l’existence à telle essence, à la refuser à telle autre.

Acte nécessaire suivant Avicenne, la création est, pour Henri de Gand, un acte libre. De cette première opposition, une autre va résulter au sujet de la grande question de l’éternité du Monde. Le philosophe arabe, en effet, soutient que la création qui est nécessaire, est éternelle ; le théologien de la Sorbonne répond qu’étant l’effet d’une volonté libre, elle ne peut, pas être éternelle.

Aristote avait lié entre elles, de la manière la plus étroite, les deux idées d’éternité et de nécessité. Une chose non nécessaire, c’est une chose qui peut ne pas être ; et une chose qui peut ne pas être, c’est une chose à qui il arrive parfois de n’être pas. Une chose éternelle ne peut pas ne pas être ; elle est donc nécessaire.

Toute la Métaphysique d’Avicenne reposait au contraire sur la distinction de la nécessité et de l’éternité.

Un être nécessaire, c’est un être qui existe par lui-même ; en même temps que nécessaire, il est assurément éternel. Mais la réciproque de cette proposition n’est pas vraie ; une chose éternelle peut ne pas être nécessaire, et c’est ce qui arrive lorsqu’elle n’existe pas par elle-même ; alors, d’elle-même, elle est simplement possible ; son existence, elle la reçoit d’une cause extérieure à elle-même ; si cette cause est éternelle et immuable, l’existence qu’elle confère sera éternelle ; cette existence sera même nécessaire en tant que sa cause la produit nécessairement ; mais la chose ainsi appelée à l’existence, encore que nécessaire par la cause qui la crée, reste, par elle-même, simplement possible.

Par cette théorie, il semblait possible que le Monde fût créé en même temps qu’éternel ; et Saint Thomas d’Aquin, « en dépit des murmures », au grand scandale de Saint Bonaventure, avait prétendu que la raison humaine, privée de la révélation, serait impuissante à convaincre d’erreur les tenants de cette doctrine.

Cette affirmation, Henri de Gand va l’accorder à Thomas d’Aquin[1], mais en mettant en évidence le postulat qui seul, à ses yeux, la justifie ; ce postulat, c’est l’affirmation, inacceptable à

  1. Henrici a Gandavo Quodlibeta ; quodlib. I, quæst.. VII : Utrum creatura potuit esse ab æterno ; quæst. VIII : Utrum repugnet creaturæ fuisse ab æterno. Ed. cit., fol. IV, recto, à fol. VI, recto.