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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

subalternées et parvient enfin à la forme spécialissime, n’est pas l’addition d’une forme à une forme qui en diffère par essence, mais seulement l’addition d’une forme à une forme qui en diffère selon la raison et le mode d’existence (sed solum secundum rationem et essendi modum). »

L’auteur de la Summa philosophiæ s’était, de la manière la plus nette, mis au nombre des disciples d’Avicébron, des partisans de la pluralité des formes ; à plusieurs reprises, il avait affirmé que les distinctions entre les diverses matières, entre les diverses formes, n’étaient pas de simples distinctions de raison, mais des distinctions dénaturé. Le voici maintenant qui tient un langage tout contraire, qui parle comme le pourrait faire un partisan de la forme substantielle unique, un disciple de Saint Thomas d’Aquin. Très certainement, la raison de notre auteur est dénuée de vigueur et de décision ; dans les débats qui s’agitent à l’époque où il écrit, il est incapable de prendre nettement partie ; l’étude de ses doctrines astronomiques nous en avait déjà convaincus.

« Ainsi donc, poursuit la Summa philosophiæ[1], toutes les formes générales possèdent leur existence actuelle spécifique dans la forme spécialissime de l’espèce, et toute forme spécifique possède son existence actuelle et matérielle au sein des divers individus de l’espèce. »

En exposant le syt îènie d’Avicébron, Bacon prenait soin d’établir un exact parallélisme entre les distinctions qu’il établissait au sein de la substance spécifique, et les distinctions qu’il établissait au sein de la substance individualisée ; à chacun des degrés pris d’une manière universelle correspondait un degré pris d une manière singulière ; notre auteur parait faire allusion à ce parallélisme dans le passage suivant[2] où, en outre, il nous fait connaître son sentiment sur le principe d’individuation :

« La substance universelle est substantiellement constituée par l’être en puissance et par la forme pure et simple ; de même, la substance singulière est actuellement constituée d’un être qui est en une certaine puissance, en puissance de la forme individuelle, et d’un être qui se trouve en un certain acte, savoir de la forme qui se trouve en l’acte individuel. D’ailleurs, cette substance singulière n’est pas autre par essence que la substance individuelle ; elle s’en distingue seulement par l’existence (sed solum diversifi-

  1. Lincolniensis Summa, Cap. LIV ; éd. Baur, p. 333.
  2. Lincolniensis Summa, Cap. XXXVI ; éd. Baur, p. 306.