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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

(materia signata), particulière à chaque homme et qui confère l’individualité à cet homme, et une matière humaine indéterminée, universelle (materia non signata), qui est unie à la forme spécifique de l’homme pour en constituer l’essence spécifique ou quiddité ; mais si Bacon s est inspiré de cette distinction, il 1’a étendue à tel point que son système n’ait plus rien de commun avec celui de Saint Thomas.

Ce n’est pas, d’ailleurs, à Saint Thomas, c’est à un de ses successeurs, c’est à Guillaume d’Occam que Bacon nous fait songer en ce passage ; il nous faudra arriver jusqu’à Guillaume d’Occam pour retrouver un philosophe qui ose, avec une si brutale clarté, montrer le néant de certaines questions agitées dans les Ecoles, affirmer quelles sont insolubles et qu’il faut être un sot pour les poser ou pour en chercher la réponse. Si donc Bacon a préparé le Scotisme par la précision qu il a mise en l’exposé de la doctrine d"Avicébron, il a frayé la voie à l’Occamisme par l’audace de sa critique.

C. La Summa Philosophiæ attribuée à Robert Grosse Teste.

Si l’influence de Bacon se peut reconnaître dans la Somme de Philosophie que certains manuscrits attribuent faussement à Robert Grosse-Teste, mais qui est sans doute d’un disciple de frère Roger, elle se manifeste particulièrement par l’ampleur et la netteté avec lesquelles l’auteur de cette somme expose et soutient la doctrine d’Avicébron au sujet de la matière et de la forme.

Après avoir décrit diverses matières plus ou moins particulières, notre auteur poursuit en ces termes[1]:

« Il est une autre matière en laquelle est toute chose du genre substance ; en cette matière-là, la forme précède naturellement l’existence de la matière ; elle est la cause de l’actualité de sa propre matière. Lorsque cette matière-là a une situation, elle est la matière des corps et spécialement des sphères célestes ; lorsqu’elle n’a pas de situation, sinon par accident, elle est la matière des esprits… Toutefois, nous l’avons dit, ce genre de matière est nié par des hommes très fameux. D’après cela, autre est la matière d’une chose incorporelle et spirituelle ; autre la matière d’une chose corporelle simple mais céleste ; autre d’une chose corporelle simple mais comprise au nombre des éléments ; autre, enfin, d’une

1. Lingolniensis Surtîmcï, Cap. XXXV; éd. Baur, p, 3u5. [Ludwig Baur » Die philosophischen Werke des liobert Grosse-Teste Bischofs von Lincoln (Bettrage zur Geschichte der Philosophie des Miltelalters9 Bd » IX, Munster, 1912)].

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