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LA RÉACTION DE LA SCOLASTIQUE LATINE

isolément. — Mais il est évident que l’âme raisonnable peut agir et pâtir, qu’elle peut passer d’une propriété à l’autre, qu’elle peut enfin subsister en elle-même ; il ne suffit donc pas, semblet-il, de dire qu’il y a seulement en elle composition de quo est et de quod est ; il paraît nécessaire d’ajouter qu’elle est composée de matière et de forme.

» Il s’est donc trouvé d’autres personnes pour dire : Non seulement l’âme raisonnable, mais encore l’àme de la brute est composée de matière et de forme, car l’une comme l’autre suffit à mouvoir le corps. — Mais comme l’âme de la brute n’a pas une opération propre et qu’elle n’est pas apte à subsister isolément, il ne semble pas qu’elle possède en elle-même une matière.

» Il y a donc une troisième opinion, qui tient le milieu entre les deux précédentes ; c’est la suivante : Comme l’âme raisonnable est une chose déterminée (hoc aliquid) ; qu’elle est naturellement apte à subsister isolément, à agir et pâtir, à mouvoir et être mue, elle a, eu elle-même, le fondement de son existence, le principe matériel, dont elle tient son existence, et le principe formel, dont clic tient son essence. De l’âme de la brute, au contraire, il n’est pas forcé d’en dire autant, car clic trouve son fondement dans le corps. Puis donc que le principe matériel est le principe d’où provient l’existence fixe d’une créature en elle-même, on doit admettre que l’âme humaine a une matière. »

D’où vient que cette démonstration, logiquement enchaînée, de l’existence de La matière en la substance de l’ange, en l’âme raisonnable de l’homme, ne puisse cependant, triompher de la résistance de certains philosophes ? C’est, dit Saint Bonaventure[1] que ceux-ci ne se sont pas élevés à une idée assez générale de la matière ; au lieu de comprendre, selon les principes d’Aristote, qu’il y a matière partout où il y a existence en puissance, ils n’ont pas voulu concevoir la matière sans l’étendue ; ils ont voulu que, partout et toujours, elle existât sous une certaine forme substantielle, mais privée d’une forme contraire, et, partant sujette à la génération et à la corruption. Or cette matière des anges et des âmes raisonnables « est au-dessus de l’essence étendue, au-dessus de l’essence atteinte de privation et sujette à la corruption. C’est pourquoi ceux qui ont parlé du principe matériel comme d’une essence étendue (esse extensionis), comme d’une essence atteinte de privation (esse sub privatione), ont dit que l’âme raisonnable n’avait pas de matière ; ils ne concevaient pas la matière en sa

  1. Saint Bonaventure, loc. cit.