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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Entre la matière informe purement spirituelle et tla matière informée corporelle, Jean Scot avait mis une matière intermédiaire, les quatre éléments catholiques. De même, entre la forme spécifique absolument immuable et la forme qualitative accidentelle, liée à la matière et prenant part à tous les changements qu’elle éprouve, il place des qualités intermédiaires, les qualités qui, en s’unissant deux à deux, produisent les éléments catholiques. Nous avons cité précédemment le passage remarquable où[1], après avoir montré comment les quatre éléments catholiques, « corps spirituels et simples, partant insolubles et permanents, » prenaient rang entre « l’Essence généralissime, simple et indivisible » et les corps corruptibles, il écrivait : « On doit comprendre qu’il en est de même de leur quatre qualités propres et primordiales. » Il admettait que ces quatres qualités se réduisaient, d’une part, « à la Qualité la plus générale de toutes les qualités, » et que, d’autre part, « elles en procédaient pour former tous les corps corruptibles et soumis à la décomposition. »

Ibn Gabirol a donc mis au compte de Platon, touchant les trois sortes de matières et les trois sortes de formes, des opinions qui, non seulement, ne sont pas de Platon, mais qui, de plus, ne semblent pas rappeler les enseignements des Néo-platoniciens hellènes. Ces opinions, d’autre part, nous les trouvons, amplement développées, au traité de Jean Scot Érigène ; dans l’ensemble des doctrines de ce dernier, elles tiennent une place importante. Si l’on rapproche cette observation des analogies essentielles que nous avons reconnues entre l’enseignement d’Ibn Gabirol et celui du fils de l’Érin, on est tenté de penser que le premier de ces deux auteurs a connu soit le De divisions naturæ, soit quelque résumé de cet ouvrage, mais que le livre apocryphe dont il s’est inspiré portait le nom de Platon.

Qu’un extrait du De divisione naturæ ait ou non pénétré près des philosophes arabes sous le nom de Platon, cette conclusion nous paraît devoir être retenue comme vraisemblable : Ibn Gabirol a subi l’influence directe ou indirecte de Jean Scot. On s’explique alors que le Fons vitæ ait reçu, de la Scolastique latine, une immédiate faveur ; lorsqu’au milieu du xixe siècle, Dominique Gondisalvi et Jean de Luna eurent fait connaître ce livre aux écolâtres de Chartres, ceux-ci ne purent pas se méprendre sur la nature

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. II, cap. 31 ; éd, cit., col. 606.