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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

cette substance qui supporte les neuf prédicaments, dont les neuf prédicaments sont les qualités, que les neuf prédicaments servent à dépeindre ; lorsqu’il reconnaît que cette Matière universelle ne peut, isolément, exister en acte ; lorsqu’il déclare, toutefois, qu’elle possède par elle-même l’existence en puissance, « c’est-à-dire l’existence qu’elle possédait, avant d’être unie à la forme, dans la Science de l’Éternel », quelle est l’idée qu’il éveille en noire pensée ? Est-ce celle de la πρώτη ὕλη d’Aristote ? Assurément non, mais bien celle de l’Οὐσία universelle de Jean Scot. Sans doute, au Fons vitæ, cette Essence universelle s’est affublée d’un nom péripatéticien ; elle s’appelle Matière universelle ; mais il semble que ce nom d’emprunt ne puisse adhérer à tout ce qu’elle contient d’étranger à l’Aristotélisme : à chaque instant, elle le troque contre celui de substance.

Que dirons-nous du Verbe ou Volonté de Dieu tel qu’Ibn Gabirol le conçoit ? Est-ce le Λόγος de Philon, le Verbe de la Théologie d’Aristote ? Non certes : c’est bien, avec tous ses attributs, le Verbe créateur, la Volonté de Dieu, la Virtus Patris dont la mystérieuse nature est le principal objet que l’Auteur du De divisione naturæ propose à nos méditations.

Qu’est-elle, enfin, cette Action de la Volonté, que Salomon ben Gabirol compare à une lumière issue de la Volonté, propagée parmi les choses, se divisant et s’atténuant au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de sa source ? Elle a pour mission de préparer les diverses matières à participer inégalement aux formes données par la Volonté. En elle, ne reconnaissons-nous pas cette Opération divine que l’Érigène a décrite et dont il a fait l’apanage de l’Esprit-Saint ?

Plus avant nous pousserions le détail de cette comparaison, mieux nous reconnaîtrions, dans tous les caractères par lesquels Ibn Gabirol se distingue des Néo-platoniciens hellènes ou arabes qui l’ont précédé, autant de traits qui le font ressembler à Jean Scot.

Une si frappante ressemblance, non seulement dans les idées, mais jusque dans les formes revêtues par les idées, jusque dans les comparaisons et métaphores par lesquelles elles se veulent rendre plus aisément saisissables, ne peut être, semble-t-il, l’effet d’une coïncidence purement fortuite. Quelle cause la peut donc expliquer ?

En faut-il rendre compte en invoquant l’identité des sources auxquelles le Philosophe chrétien et le Philosophe juif auraient également puisé ?