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SCOT ÉRIGÈNE ET AVICÉBRON

raison n’empêche leur désir de parvenir à son objet. Dès lors, qu’y a-t-il d’étrange à croire et à comprendre que la nature humaine, spécialement faite à l’image et à la ressemblance de l’unique et commun Principe de toutes choses, reviendra un jour à son point de départ ? »

Un jour, donc, chaque créature fera retour à sa substance éternelle et immuable, chaque substance à la cause primordiale dont elle dérive : substances et causes sont, d’ailleurs, nous l’avons appris, de pures essences ou idées qui, non seulement, sont dans le Verbe de Dieu, mais qui sont le Verbe même ; il semble, dès lors, que ce que nous venons d’entendre conduise forcément a cette conclusion : À la fin du Monde, toutes les créatures se confondront, s’abîmeront en Dieu, en sorte qu’après la fin du Monde comme avant la création, il n’y aura plus qu’un seul être, Dieu.

Gardons-nous de prêter une telle pensée au fils de l’Érin. Il a pris des précautions multiples et minutieuses pour nous avertir qu’elle n’est pas sienne.

Pendant le temps qui s’est écoulé entre la création et la fin de l’Univers, chaque créature a possédé une mystérieuse dualité d’existence ; une existence à l’état d’οὐσίας, d’essence, par laquelle elle était éternellement dans le Verbe, par laquelle elle était le Verbe lui-même ; une existence à l’état de φύσις, de nature, par laquelle elle était une des choses changeantes du monde sensible. Après la consommation des temps, c’est un mystère semblable que Scot présente à notre méditation ; chaque créature est revenue à sa substance ; cette substance, d’une part, continue d’être ce qu’elle est éternellement, une idée de Dieu, c’est-à-dire Dieu lui-même ; mais, d’autre part, elle conserve son existence particulière, ce que l’Érigène nomme sa propriété (proprietas).

« Le globe de la terre, dit-il[1], sera uni au Paradis [terrestre], de telle façon qu’il n’y ait plus que le Paradis ; le ciel et la terre s’uniront ensuite, et il n’y aura plus que le ciel. Remarquez que, toujours, ce qui est inférieur se change en ce qui lui est supérieur… Le globe de la terre, qui est l’inférieur, se transforme en Paradis ; les choses terrestres, qui sont inférieures, se changeront en corps célestes. Ensuite, viendra la réunion de toute la création sensible et sa transformation en création intelligible, de telle sorte que l’Univers créé tout entier devienne intelligible. Enfin cet Univers créé sera réuni au Créateur ; dans le Créateur et avec le Créateur, il sera une seule chose. Là est la fin à laquelle tendent toutes les

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 20 ; éd. cit., coll. 893-894.