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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

qui veut dire : je suis (sum) : le participe présent de ce verbe est, au masculin, ὥν, au féminin, οὖσα ; de là, οὐσία. Φύσις, au contraire, vient du verbe φύομαι, qui signifie : je prends naissance, je suis planté, je suis engendré.

» Toute créature, donc, en tant qu’elle subsiste dans ses raisons, est une οὐσία ; mais en tant qu’elle est procréée en quelque matière, elle est une φύσις.

» Toutefois, nous l’avons dit, les Grecs mettent souvent οὐσία à la place de φύσις, φύσις au lieu d’οὐσία ; de même, chez les Latins, essentia est pris indifféremment pour natura et natura pour essentia ; sans préjudice, cependant, du sens propre de ces deux termes ».

Aussi nettement qu’il le peut faire, Jean Scot ne cesse, pour toute créature, de distinguer ces deux modes d’existence.

D’une part, est l’existence à l’état d’essence (essentia), d’οὐσία toute pure, dégagée de toute catégorie, de toute qualité, de toute matière, de toute forme substantielle ou accidentelle ; cette existence essentielle et idéale que nos sens ne peuvent constater, que notre raison ne peut concevoir, les substances des choses créées, contenues en leurs causes primordiales, la possèdent de toute éternité ; elles l’ont virtuellement et en puissance (vi et potestate) au sein du Verbe. Cette essence d’une chose, c’est tout simplement la connaissance même que Dieu a de cette chose[1] : « Intellectus enim omnium in Deo essentia omnium est… Nihil aliud est enim omnium essentia, nisi omnium in divina Sapientia cognitio. » Et ces essences qu’ont toutes choses au sein de la Sagesse divine, elles forment une Essence unique, l’Οὐσία universelle, qui est identique au Verbe, c’est-à-dire à Dieu même. « Celui-là seul, en effet, est l’essence de toutes choses[2], qui seul est vraiment ».

D’autre part, est l’existence à l’état de nature (natura, φύσις) où la substance « s’est écoulée, par génération, dans les formes et dans les espèces », où elle a, en même temps que « ses formes et ses espèces propres », revêtu les divers prédicaments, où elle réside dans le lieu et dans le temps, où elle a pour siège une certaine matière, où elle est douée de grandeur et de qualités, où elle est pourvue de formes substantielles ou accidentelles : cette existence-ci, nous pouvons la constater grâce aux attributs qui environnent l’essence, bien que l’essence même continue de nous échapper ; cette dernière existence, c’est celle que les choses

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., lib.  II, cap. 20 ; éd. cit., col. 559.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., lib.  I, cap. 3 ; éd. cit., col. 443.