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SCOT ÉRIGÈNE ET AVICÉBRON

particulières des créatures demeurent perpétuellement dans le Verbe.

« Vous lie doutez point, je pense, dit le Maître[1], que les causes de toutes choses, qui ont été créées et constituées dans la Sagesse, n’y demeurent éternellement et sans aucun changement, qu’elles ne s’en détachent en aucun lieu ni en aucun temps, qu’elles ne s’écoulent d’aucune manière vers les choses d’ici-bas. Elles ne sauraient, en effet, subsister par elles-mêmes si, de quelque manière que ce fût, elles se séparaient de cette Sagesse. Que pensez-vous alors des substances des choses, substances qui ont été faites et constituées au sein des susdites causes ? Ne devons-nous pas regarder comme vraisemblable, que dis-je ? comme très vrai que ces substances, elles aussi, demeurent toujours dans leurs causes et sans aucun changement, et qu’elles ne les quittent en aucun temps, en aucun lien, d’aucune façon ? De même que les causes primordiales ne délaissent jamais la Sagesse, de même les substances ne délaissent jamais les causes ; toujours, elles subsistent en elles. Et de même que les causes ne sauraient être hors des substances, de même les substances ne sauraient s’écouler hors des causes ».

Mais en même temps que la substance d’une chose particulière, impliquée dans les causes primordiales d’où elle dérive, subsiste éternellement au sein du Verbe de Dieu, avec lequel elle ne fait qu’un, elle existe temporellement, sous les qualités, les formes et les espèces, dans l’Univers créé ; elle est, à la fois, une idée divine et une créature ; à chacun de ces deux modes d’existence, Scot souhaiterait qu’un terme spécial fût réservé ; dans la Sagesse de Dieu, la substance est une essence (essentia, οὐσία) ; parmi les créatures, elle est une nature (natura, φύσις) : il déplore la confusion qui, trop souvent, s’établit entre ces deux termes.

« Saint Augustin, écrit-il[2], a mis, je pense, natura pour essentia, suivant une façon de parler très employée en grec comme en latin. Les Grecs, en effet, disent très souvent φύσις pour οὐσία et οὐσία pour φύσις. Voici, cependant, quelle est la signification propre de ces noms : Οὐσία ou essentia se doit dire de ce qui, en chaque créature visible ou intelligible ne saurait être ni détruit ni accru ni diminué ; φύσις ou natura se doit dire, au contraire, de la génération de l’essence en certains lieux, en certain temps, dans une certaine matière, de ce qui peut être détruit, accru, diminué, affecté d’accidents divers. Οὐσία, en effet, dérive du verbe εἰμί,

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 14 ; éd. cit., col. 886.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 3 ; éd. cit., col. 867.