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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

« Supposons que la totalité des êtres causés[1] ait, à un certain moment, été non-existante ; c’est ce qu’ont prétendu, selon ce que dit Aristote au XIIe livre de la Métaphysique[2], certains poètes, théologiens et physiciens ; la puissance aurait alors, d’une manière absolue, précédé l’acte.

» De-même, si quelque espèce de l’être, prise en sa totalité, l’espèce humaine par exemple, avait commencé d’exister, alors, [avant son commencement,] elle n’eût jamais préexisté en acte, comme certains pensent l’avoir démontré ; en ce cas, pour cette espèce, la puissance d’exister en acte précéderait d’une manière absolue l’existence en acte.

» Ces deux propositions sont également impossibles.

» Cela se voit clairement pour la première.

» En effet, si, à une certaine époque, l’universalité totale des êtres avait été en puissance, en sorte qu’il n’y ait, parmi les êtres, aucune chose qui soit totalement en acte, qui, toujours, agisse et meuve d’une manière actuelle[3], les êtres et le Monde n’eussent alors aucunement existé, si ce n’est, en puissance, et la Matière aurait, d’elle-même, passé à l’acte, ce qui est impossible. Aussi Aristote et son Commentateur déclarent-ils, au XIIe livre de la Métaphysique qu’en attribuant aux choses un repos d’une durée infinie, suivi du mouvement, on admet que la Matière est mobile d’elle-même.

» Il est clair également que la seconde proposition est impossible. En effet, le premier Mobile, le premier Agent est toujours en acte ; il n’y a rien en lui qui soit en puissance avant d’être en acte ; il meut donc sans cesse et fait sans cesse tout ce qu’il ne fait pas par l’intermédiaire du mouvement. Puis donc qu’il meut sans cesse et qu’il agit ainsi sans cesse, il en résulte que nulle espèce de l’être ne peut passer à l’acte qui n’y ait déjà précédemment passé ; en sorte que les choses qui ont déjà existé reviennent sous la même espèce suivant un cycle ; ainsi en est-il des opinions, des lois, des religions ; par là, les choses inférieures par-

  1. Sigeri de Brabantia De æternitate Mundi, III. P, Mandonnet, Op. laud., seconde partie, pp. 139-140. Il semble que le mot causés (causatorum) doive être biffé ; sinon, la suite du raisonnement ne se comprendrait pas.
  2. C’est en effet ce que dit Aristote au chapitre VI du livre XI (numéroté XII au xiiie siècle) de la Métaphysique ; Aristote parle seulement des théologiens et des physiciens, mais point des poëtes. Il ne semble donc pas que l’on puisse, comme le P. Mandonnet (Op. laud., Première partie, p. 193) voir dans ce passage, qui n’est qu’une citation d’Aristote, une impiété de Siger de Brabant.
  3. On voit que la doctrine que Siger réfute ici n’est pas celle de la création, mais celle qui ferait sortir tous les êtres d’un néant absolu où Dieu lui-même n’existerait pas.