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SIGER DE BRABANT

possède aussi la forme de son espèce, mais elle est située ailleurs. En chacun de ces deux individus, la forme n’est pas différente de la forme considérée en elle-même et dans sa propre substance, attendu qu’une telle division des formes déterminerait une diversité spécifique ; les deux individus possèdent l’un et l’autre une même forme, une forme indivise, exempte de toute division qui atteigne la forme même. Et lorsque nous disons qu’en l’un de ces individus et en l’autre, cette forme est unique, d’une unité substantielle, et qu’elle est seulement située ici et là, qu’on n’aille pas s’en étonner ; lorsque nous parlons, en effet, d’une forme unique, douée d’unité substantielle, nous n’entendons pas parler d’une chose qui soit prise d’une manière individuelle, mais bien d’une manière spécifique, car, par elle-même, une forme matérielle n’est pas individualisée. Or, qu’une chose spécifiquement unique existe, à la fois, dans plusieurs individus, qu’elle se trouve, en même temps, ici et là, il n’y a rien d’impossible à cela. Lorsqu’un individu d’une certaine espèce est engendré à l’aide d’une matière privée, jusqu’alors, de cette forme et de cette espèce, il ne faut pas croire qu’il y ait génération d’une forme autre que la forme préexistante, si par autre on entend quelque chose qui porterait sur la substance, prise en elle-même, de cette forme ; la forme qui est engendrée est, en ce qui concerne la forme même, la même que celle qui se trouvait auparavant dans une autre partie de la matière. Il n’y a rien de contradictoire, en effet, à ce qu’une chose qui est spécifiquement la même puisse, en même temps, préexister et être engendrée. De même, d’ailleurs, que dans les individus, la forme n’est pas divisée par elle-même, ni directement ni indirectement, de même la matière est, elle aussi, indivise. La matière, en effet, ne se divise pas par elle-même, mais seulement par le fait qu’elle est placée ici ou là. »

Avec une grande habileté, Siger de Brabant a su s’emparer des précisions mêmes que Thomas d’Aquin avait introduites dans l’étude de la Matière première et du principe d’individuation ; il s’en est servi pour justifier avec plus de force la théorie néo-platonicienne qui, à tous les individus humains, attribue une intelligence active unique et indivise, forme spécifique de l’homme.

Siger ne se montre pas moins habile dialecticien lorsqu’il entreprend de démontrer comment les principes d’Aristote sont absolument réfractaires à l’opinion que le Monde a commencé d’exister ou simplement à l’opinion qu’une espèce, telle que l’espèce humaine, a commencé d’être.