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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

cette essence est apte à exister simultanément tout entière en plusieurs individus.

» Cette aptitude de l’essence à se communiquer précède la matière et le composé ; aussi est il évident que cette proposition : L’homme est un être animé demeure vraie, alors même qu’il n’existerait aucun homme particulier (Patet quod nullo existente homine parliculari, adhuc hæc est vera : Homo est animal). Et il en est de même des autres locutions analogues…

» La science a pour objets des choses perpétuelles ; elle est perpétuelle et indestructible, car elle n’a pas d’autre fondement que cette aptitude à se communiquer dont est douée la forme, dont est douée l’essence, ainsi que les propriétés et distinctions de cette aptitude ; or tout cela demeure perpétuel et indestructible, que les choses particulières existent ou non. »

C’est la solution platonicienne qu’Albert Le Grand nous propose d’adopter sans réticence ; Avicenne n’était pas plus formel que lui[1].

« Utrum hæc sit vero : Homo est animal, nullo homine, existente ? » C’est sous ce titre que Siger de Brabant traite de la distinction entre l’essence et l’existence. Ce titre seul suffirait à nous faire deviner que Siger, en son opuscule, vise Albert le Grand. Mais il prend soin de nous assurer que nous avons deviné juste et de rappeler[2] ce qu’« Albert de Cologne » a dit dans son Libellus de intellectu et intelligibili.

L’opinion de Siger est, d’ailleurs, directement contraire à celle d’Albert. « Si l’on supprime les hommes individuels[3], on supprime ce sans quoi la nature humaine ne peut pas être et, donc, on supprime la nature humaine. Ces individus une fois détruits, l’homme ne continue pas d’être quelque chose dans la réalité de la nature ; il ne reste ni être animé ni quelque autre chose que ce soit… " Partant, cette proposition : L’homme est un être animé, perdrait tout sens si, en la formulant, on admettait en même temps qu’il n’existe aucun homme.

Siger de Brabant nie donc d’une manière radicale que l’espèce ait quelque existence idéale, perpétuelle, distincte de l’existence en acte des individus périssables.

Le traité De l’âme douée d’intelligence est expressément dirigé contre Albert le Grand et Saint Thomas d’Aquin ; il se propose de montrer que ces auteurs se sont écartés de la véritable doc-

  1. Voir : Quatrième partie, Ch. XII, § V.
  2. Pierre Mandonnet, Op. laud., seconde partie, p. 67.
  3. Pierre Mandonnet, loc. cit., p. 68.