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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

choses sensibles. « Vous ne comptez donc pas au nombre des créatures, dit le Disciple[1], les causes et les substances des choses qui ont été constituées (substitutas) dans le Verbe de Dieu ? Vous avez dit, en effet, qu’elles avaient été faites avant tout temps et avant toute créature. » — « Je ne les compte pas, répond le Maître ; et ce n’est pas sans raison car, par le terme de créatures, on entend proprement les choses qui, par voie de génération et à l’aide d’un mouvement temporel, se répandent dans les espèces propres, visibles ou invisibles. Mais ce qui a été constitué (substitutum) hors de tous les temps et de tous les lieux n’est pas proprement dit créature, bien que par un langage affecté d’une sorte de synecdoche, l’Univers idéal qui vient après Dieu soit parfois appelé nue créature fondée par Dieu (quamvis modo quodam loquendi συνεκδοχικῶς, universalitas, quæ post Deum est, ab ipso condita creatura vocitetur. »

Lors donc que, des raisons éternelles, Jean Scot dit, indifféremment et tour à tour, qu’elles ont été engendrées, constituées, substituées, faites ou, enfin, créées par Dieu, c’est embarras d’un langage qui s’efforce d’exprimer des pensées vraiment inexprimables ; mais il le faut interpréter à la lumière des affirmations qui ne laissent prise à aucun doute ; et c’en est une que celle-ci[2] dont, il y a un instant, nous donnions la traduction :

« Rationes omnium rerum, dum in ipsa natura Verbi, quæ supraessentialis est, intelliguntur, æternas esse arbitror ; quicquid enim in Deo Verbo substantialiter est, quoniam non aliud præter ipsum Verbum est, æternum esse necesse est. Ac per hoc conficitur, et ipsum Verbum, et multiplicem totius universitatis conditæ principalissimam rationem idipsum esse. Possumus enim sic dicere : Simplex et multiplex rerum omnium principalissima ratio Deus Verbum est. »

D’ailleurs, Jean Scot cède, peut-être avec excès, au désir de frapper l’esprit par des oppositions de style ; à la Nature qui crée et n’est point créée, il oppose la Nature qui est créée et qui crée ; la première est le Père et la seconde le Verbe ; une telle manière de parler n’est admissible que si l’on assouplit, que si l’on étend le sens du mot création au point d’y comprendre même la génération du Verbe.

Les pensées qui viennent de nous être exposées ne sont pas inouïes dans la doctrine chrétienne ; elles ne sont bien souvent, et

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. V, cap. 16, éd. cit., coll. 887-888.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. III, cap. 9, éd. cit., col. 642.