Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
573
SIGER DE BRABANT

Entre ces deux hypothèses différentes, Robert Grosse-Teste, dans son Commentaire aux Seconds Analytiques était demeuré en suspens. Il connaissait, en effet, une troisième solution, qu’il tenait pour vraie ; l’espèce n’est pas éternelle, son idée seule est éternelle, et cette idée n’est pas distincte du Verbe de Dieu, forme première de l’Univers.

Albert le Grand ne se contente pas de cette solution dictée par Saint Augustin ; il admet pleinement que l’essence spécifique a son existence propre, indépendante de l’existence actuelle des individus.

« L’essence de chaque chose, dit-il[1], doit être considérée de deux manières diverses. D’une première façon, en effet, elle peut être considérée comme une nature différente de la matière ou du support dans lequel elle réside, quel que soit d’ailleurs ce support ; d’une autre façon, on la doit considérer en tant qu’elle est dans la matière ou dans le support qui lui confère l’individualité par le fait même qu’elle réside en lui.

» De la première façon, on la peut encore considérer à deux points de vue.

» D’un premier point de vue, elle est une essence séparée de la matière et résidant en elle-même ; c’est en la considérant de la sorte qu’on la nomme essence ; elle est une certaine chose unique, existant en elle-même et qui n’a pas d’autre existence que cette existence essentielle. De cette façon, il y a une seule essence [pour tous les individus de même espèce].

» D’un second point de vue, elle se montre apte à se communiquer ; cette aptitude se rencontre en elle parce qu’elle est une essence propre à donner l’être à des individus multiples, alors même qu’elle ne donnerait jamais cet être. De cette façon, elle reçoit proprement le nom d’universel…

» La matière ne fait aucunement partie de l’être véritable d’une chose ; aucune chose n’est intelligible par sa matière, mais seulement par sa forme ; partant, puisque l’universel est l’objet propre de l’intelligence, il est clair que l’existence à l’état d’universel appartient à la forme et point à la matière ; toute forme, en effet, est capable de se communiquer [à de multiples individus], tandis que la matière est incommunicable… puisque l’individu est individu par la matière…

» L’universel est donc dans l’essence d’une chose en tant que

  1. Alberti Magni Liber de intellectu et intelligibili. Tractatus II : De per se intelligibili. Capp. II et III.