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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

tétisme l’avait gratifiée s’est trouvée réduite à la seule possibilité logique, à une simple absence de contradiction qui n’est rien hors de la raison ; c’était la seule existence que l’auteur de la Destruction des philosophies eût concédée à la Matière première dont le Monde a été tiré. En suivant donc l’œuvre de Saint Thomas, nous avons vu ce terme de matière prendre, d’abord, le sens qui caractérise la doctrine d’Aristote et qui en est comme le premier fondement, puis traverser, en quelque sorte, le Néo-platonisme d’Avicenne, pour en venir enfin, d’atténuation en atténuation, à une signification qui ruine tous les systèmes péripatéticicns.

Nous pourrions signaler un changement d’attitude tout aussi marqué dans la position prise par Saint Thomas à l’égard du problème de l’individuation. Pendant longtemps, le Doctor communis soutient avec fermeté la thèse péripatéticienne et averroïste qui, dans la matière, met le principe d’individuation : entre cette thèse et le dogme de la survie individuelle des âmes humaines, il tente une étrange conciliation ; mais contre les attaques d’un averroïste décidé à pousser jusqu’en leurs dernières conséquences les principes péripatéticiens, d’un Siger de Brabant par exemple, cette fragile théorie ne pourrait tenir ; pour repousser ces attaques, Thomas d’Aquin, dans son traité De unitate intellectus, opère un changement de front ; désormais, il passe sous silence la doctrine qui demande à la subdivision de la matière la raison d’être d’individus multiples au sein d’une même espèce ; il recourt à un axiome qu’Aristote a formulé, mais qu’il n’entendait sans doute pas opposer à cette doctrine ; il affirme que toute chose possède l’unité de la même façon qu’elle possède l’être, et que le principe d’individuation s’identifie avec l’existence même. C’est la doctrine dont Henri de Gand allait bientôt s’emparer pour l’opposer à la thèse péripatéticienne et averroïste qui met en la matière le principe d’individuation, à la thèse que Thomas d’Aquin avait constamment soutenue jusque-là.

Est-il rien qui puisse signaler plus clairement à notre regard les variations continuelles et profondes auxquelles Saint Thomas d’Aquin se trouvait condamné par son désir de concilier ces deux irréconciliables ennemies, la doctrine péripatéticienne et la doctrine catholique ?

Résumons nous en essayant de répondre à cette question : Qu’est-ce que le Thomisme ?

Déclarons d’abord nettement que nous laissons entièrement hors de notre analyse le champ proprement theologique pour nous restreindre exclusivement au domaine philosophique, à celui que déli-