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SAINT THOMAS D’AQUIN

encore, c’est que cet auteur ajoute aussitôt : « Je conclus nécessairement que l’intelligence est numériquement une ; cependant, par la foi, je tiens fermement le contraire. » Mais on ne peut conclure d’une manière nécessaire que ce qui est nécessairement vrai, et de cela, l’opposé est faux et impossible : il résulte donc de son dire que par la foi, on croit le faux et l’impossible, c’est-à-dire ce que Dieu même ne peut faire. Les oreilles des fidèles ne sauraient supporter pareil langage. »

Saint Thomas ne donnera pas une proposition connue avérée en Philosophie s’il la reconnaît contraire au Dogme catholique ; il est donc clair qu’il lui faudra, en beaucoup de lieux, abandonner les positions prises par le Péripatétisme.

Dans cette retraite forcée, il reculera le moins possible ; il ne cédera le terrain que pied à pied ; là où le Néo-platonisme d’Avicenne lui offrira un terrain d’entente avec les enseignements de l’Église, il ne rompra pas en deçà de ce Néo-platonisme ; mais s’il lui faut derechef abandonner cette doctrine pour ne se pas mettre en désaccord avec la foi catholique, il renoncera à la soutenir ; il en viendra jusqu’à tenir les opinions où Al Gazâli avait justement reconnu la Destruction des philosophies d’Aristote et d’Avicenne. Semblable retraite de philosophie en philosophie ne se peut exécuter sans recourir à de nombreux illogismes. La doctrine d’Aristote et la doctrine d’Avicenne sont deux systèmes parfaitement coordonnés, qui ne se peuvent concilier l’un avec l’autre ; les contradictions qui les opposent l’une à l’autre sont, parfois, quelque peu masquées par la similitude du langage ; mais elles se dévoilent à qui sait, sous des termes semblables, découvrir la différence des significations.

Cette similitude de langage entre ces deux systèmes incompatibles que sont le Péripatétisme et le Néo-platonisme, elle cache au lecteur superficiel les évolutions par lesquelles la pensée du Doctor communis glisse d’un système à l’autre ; mais ces changements. une faible attention suffit à les apercevoir. Quelles variations de sens, par exemple, au cours des théories thomistes que nous avons analysées, ne se sont-elles pas dissimulées sous la persistance du mot matière ? Lorsqu’il s’agissait d’établir la nature de la substance céleste, nous avons entendu ce mot garder sa pleine signification péripatéticienne et désigner tout ce qui existe en puissance. Lorsqu’il s’est agi de nier la nécessité de la Matière première, la Matière n’a plus représenté que ce sujet qui doit au gré d’Avicenne, précéder toute génération. Enfin, en vue de refuser l’éternité à cette Matière, l’existence en puissance dont le Péripa-