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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

Au fur et à mesure que Thomas d’Aquin a plus profondément médité sur les choses de la Philosophie, la Philosophie d‘Aristote, prise sous la forme qu’Averroès admirait et préconisait, la sollicité d’un plus puissant attrait. Le premier des Scolastiques latins, il a vraiment saisi l’esprit de cette doctrine ; le premier, il a compris quelle force elle tirait de la précision des définitions et de la rigueur des raisonnements ; cette beauté pure, et comme géométrique, que le Péripatétisme tirait de sa perfection logique, il a su la préférer à la portique abondance des discours néo-platoniciens. Cette forme simple et claire, ennemie des équivoques, il l‘a mise en tout ce qu’il a écrit, et là même où il a combattu les enseignements du Stagirite. Par là, il a donné aux discussions de la Scolastique latine des habitudes qu’elles garderont après le temps de Saint Thomas, et jusque dans les écrits des adversaires de ce docteur.

D’ailleurs, toutes les fois que l’orthodoxie chrétienne n’était pas en jeu, Thomas d’Aquin a emprunté au Stagirite non seulement la forme de son argumentation, mais encore le fond même de sa pensée. Il a parfois pénétré cette pensée avec une profondeur et une exactitude qu’Averroès n’a pas toujours égalées ; mieux qu’Averroès, il eût mérité le titre de Commentateur que le Moyen-Âge a décerné au Péripatéticien de Cordoue.

Garder en toutes choses, avec cette même fidélité, l’enseignement du Stagirite, c’eût été, à n’en pas douter, le très vif désir de Thomas d’Aquin ; sa foi catholique ne lui permettait pas de réaliser ce souhait, car sa perspicacité ne pouvait méconnaître l’hérésie que contenait mainte proposition d’Aristote.

Il eût pu s’en tenir, il est vrai, à l’exposition de la doctrine péripatéticienne, et laisser au Philosophe la responsabilité des propositions hérétiques qu’elle renfermerait ; il lui eût suffi de déclarer bien haut que ses écrits publiaient l’enseignement d’autrui et n’exprimaient pas ses propres opinions ; Albert le Grand, son maître, lui avait donné l’exemple d’une telle méthode.

Cette méthode, Saint Thomas d’Aquin n’eût assurément pas consenti à la suivre ; il la condamnait avec d’autant plus de fermeté que des exemples tout proches lui en montraient les dangers. Dans son écrit Sur l’utilité de l’intellect, après avoir rappelé comment Siger de Brabant donnait l’unité de toutes les intelligences humaines pour proposition unanimement avérée auprès des Philosophes, il poursuivait en ces termes[1] : « Ce qui est plus grave

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De unitate intellectus contra Averroem opusculum, cap. V, circa finem.