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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

renverser, les arguments par lesquels Aristote et ses successeurs ont entendu prouver que le mouvement était perpétuel et que le corps des cieux était éternel.

À tous ces arguments, il fait des réponses de même sorte[1]. Lorsqu’Aristote démontre que le mouvement n’a pu commencer, que la Matière première na pu commencer, que les cieux n’ont pu commencer, ses raisonnements ne valent que pour des commencements semblables à ceux que nous constatons, pour des commencements qui se font par mouvement ou par génération : son argumentation ne porte plus s’il est question de ce commencement absolu que nous nommons création.

Aux arguments du Péripatétisme et du Néo-platonisme en faveur de l’éternité du Monde, Al Gazâli et Maïmonide avaient opposé une fin de non-recevoir analogue ; mais ils l’avaient appuyée de considérations autrement fortes ; ils s’étaient attachés à montrer comment tout raisonnement où les termes : avant la création du monde se trouvaient employés, devenait, par le fait même, un raisonnement vain[2] ; ces considérations de Logique, Guillaume d’Auvergne les avait reprises et Albert le Grand s’en était souvenu ; le disciple d’Albert a négligé ou dédaigné de les rappeler.

Parmi les objections que Thomas s’efforce de ruiner, il en est une qui avait, déjà, fortement attiré l’attention de ses prédécesseurs ; voici en quels termes il la formule[3] :

« Quelle que soit la chose qui commence d’être, avant qu’elle ne fût, il était possible qu’elle fût ; sinon il serait impossible que cette chose fût faite. Si donc le Monde a commencé, avant qu’il ne commençât, il était possible qu’il fût. Mais ce qui est possible, c’est la Matière, qui est en puissance soit d’exister, ce qui lui advient par la forme, soit de ne pas exister, ce qui lui advient par la privation. Si donc le Monde a commencé d’exister, avant le Monde, la Matière fut. Or la Matière ne peut être sans la Forme, et la Matière du Monde unie à la Forme, c’est le Monde même. Partant, avant que le Monde ne commençât d’être, le Monde était, ce qui est impossible. »

Nous aimerions à trouver ici, sous la plume de Saint Thomas, la vigoureuse réplique qu’Al Gazâli opposait à cet argument et que nous rappelions il y a un instant. La possibilité qui procède

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, Pars prima, quæst. XLVI, art. I : Utrum universitas creaturarum semper fuerit. Expositio super libris Aristotelis de Cœlo et Mundo, lib. I, lect. VI.
  2. Voir : Troisième partie, ch. IV, pp. 508-510 — Ch. VII, § I.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, loc. cit.