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SAINT THOMAS D’AQUIN

été possible ; si l’existence actuelle de cette chose peut être contingente et a pu commencer, la possibilité même de cette chose ne saurait être contingente et avoir eu commencement ; la Matière première, donc, identique à la possibilité de toutes les choses qui ont existé, qui existent ou qui existeront, est nécessaire et éternelle.

Ainsi présentée, l’objection semble difficile à réfuter, à moins de nier ce qui est le principe même de toute la Philosophie péripatéticienne, à moins de déclarer que pouvoir être n’est pas une manière d’être, que l’existence en puissance n’est pas une existence ; c’est ce qu’avait fait Al Gazâli dans sa Destruction des philosophies ; avec une profonde sagacité, il avait répondu aux Péripatéticiens que l’existence en puissance est un simple jugement de possibilité ; hors de l’esprit de celui qui porte ce jugement, elle n’est rien du tout.

En se ralliant à cette opinion, Thomas d’Aquin fut demeuré fidèle à l’une des tendances de son esprit, à l’une des règles de sa méthode : il eût rejeté au rang des abstractions, des simples conceptions de l’esprit, l’existence en puissance dont Aristote avait fait une réalité ; il eût évité de réaliser une pure abstraction.

D’une telle exclusion, n’avait-il pas donné un exemple bien remarquable ? La matière première est en puissance de recevoir toutes sixtes de dimensions déterminées ; cette possibilité, Averroès, lidèlr a la pensée essentielle du Péripatétisme, y avait vu quelque chose de réel ; sous le nom de dimensions non-terminées, il en avait fait un attribut essentiel de la matière première : Thomas d’Aquin, au contraire, avait affirmé que ces dimensions non-terminées n’ont point d’existence hors de l’esprit, que ce sont de purs êtres de raison, analogues à ceux dont traitent les Mathématiques.

Ce qu’il a dit des dimensions non-terminées, pourquoi Thomas d’Aquin ne le répéterait-il pas de tout ce qui existe en puissance ? Pourquoi ne déclarerait-il pas, avec Al Gazâli, que la possibilité est le résultat d’un jugement de l’esprit et non pas un mode d’existence ? En le faisant, il ferait évanouir toutes les objections qu’à rencontre de la création du Monde, on tire de l’éternité de la matière première.

Il est vrai que ces objections ne seraient point seules, par là, réduites à néant. Nier que la possibilité soit un mode particulier d’existence, nier l’existence en puissance, ce serait déclarer vide de sens la notion péripatéticienne de matière, ce serait ruiner par la base toute la philosophie d’Aristote ; avec peine, Thomas d’Aquin se verrait réduit à cette extrémité, car la philosophie d’Aristote lui est chère.