Page:Duhem - Le Système du Monde, tome V.djvu/566

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
560
LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME


X
L’ÉTERNITÉ DU MONDE ET LA CRÉATION

Au fur et à mesure qu’il a davantage approfondi l’enseignement des philosophes, Thomas d’Aquin semble s’être de plus en plus détaché de la doctrine néo-platonicienne arabe, professée par Avicenne et par Al Gazâli, pour se rapprocher de la doctrine d’Aristote, commentée par Averroès. Cependant, cette évolution vers le Péripatétisme ne pouvait être complète ; il n’eût pas été possible à Saint Thomas d’assurer l’accord entre le dogme catholique et l’enseignement du Stagirite pris en sa plénitude ; là donc où ces deux doctrines se fussent trouvées en conflit, force était au Doctor communis, soit de transformer profondément la pensée d’Aristote, soit, du moins, de relâcher la rigueur de son propre Péripatétisme, de reprendre des opinions néoplatoniciennes plus aisément conciliables avec les vérités de foi, de recourir, enfin, pour assurer cette conciliation, aux moyens qu’Al Gazâli et Moïse Maïmonide avaient indiqués ; en de telles circonstances, Thomas d’Aquin ne se faisait point faute d’être infidèle au Stagirite ; la lecture de ce qu’il a dit de la création du Monde nous en fournira la preuve.

Pour Aristote[1], le Monde était éternel, et donc nécessaire, car le Stagirite ne séparait pas l’une de l’autre les deux notions d’éternité et de nécessité ; à son gré, chacune d’elles impliquait l’autre.

Bien entendu, Saint Thomas d’Aquin ne saurait souscrire à une doctrine si profondément hérétique ; ici, donc, il se séparera d’Aristote ; il affirmera[2] que « tout ce qui existe, de quelque manière que ce soit, tient de Dieu son existence. »

Tout aussitôt, Thomas va se heurter[3] à l’objection des Péripatéticiens qui, de cette loi, veulent au moins exempter la Matière première. Cette objection prend une force singulière lorsqu’elle est exposée dans l’esprit même de la Philosophie d’Aristote, en donnant à la notion de matière première le sens précis qu’elle a dans cette Philosophie. Dès là qu’une chose est, c’est qu’elle a

  1. Voir : Troisième partie, ch. II, § VIII ; t. IV, pp. 486-487.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Summe theologica, Pars prima, quæst. XLIV, art. I : Utrum sit necessarium omne ens esse creatum a Deo.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis Summe theologica, Pars prima, quæst. XLIV, art. II : Utrum materia prima sit creata a Deo.