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SAINT THOMAS D’AQUIN

bile, il n’y a plus qu’un Dieu. Mais, comme les moteurs intelligents et animés par le désir viennent, pour ainsi dire, occuper la place laissée vacante par les intelligences séparées, l’aspect extérieur de la Métaphysique péripatéticienne demeure à peu près sauvegardé, en dépit du bouleversement interne qui a transformé son polythéisme en monothéisme.

De ce bouleversement, comme on mesure bien la profondeur, lorsqu’à la démonstration de l’existence de Dieu donnée par la Somme contre les gentils, on compare la démonstration que lui substitue la Somme théologique[1] ! Le postulat de l’éternité du mouvement a disparu des prémisses ; et l’argument ne conclut plus qu’à un seul premier moteur, partant à un seul Dieu :

« La première preuve, dit-il, qui est la plus manifeste se tire de l’ordre des mobiles et des moteurs ; ces mobiles et ces moteurs ne peuvent se succéder à l’infini ; il faut donc qu’on arrive à un premier moteur que rien ne meuve ; et c’est ce que tout le monde entend par Dieu. »

Nous pourrions nous croire au terme de ces variations de Saint Thomas d’Aquin touchant les moteurs célestes ; nous nous tromperions. Dans un ouvrage qui paraît presque contemporain de la Somme théologique, dans la Question discutée sur les créatures spirituelles, le Docteur reprend le problème de l’animation des cieux ; la solution qu’il en donne est fort différente de celle qu’il avait peu à peu élaborée dans la Somme contre les Gentils, dans l’Exposition de la Métaphysique, dans la Somme théologique ; elle revient à fort peu près à celle qu’au début de sa carrière, il soutenait en commentant les Sentences.

« Il y aura, dit-il[2], deux ordres de substances spirituelles. Les unes seront les moteurs des corps célestes ; elles leur seront unies à la façon dont un moteur est uni au mobile… D’autres, qui seront absolument abstraites et qui ne seront unies à aucun corps, seront les fins de ces mouvements. »

Le mode selon lequel la substance spirituelle unie au corps du ciel est reliée avec le corps n’est pas le même que le mode suivant lequel, dans un animal du monde inférieur, l’âme est unie au corps. « L’âme qui meut un animal corruptible lui est unie au point de vue de l’existence (secundum esse). Au contraire, la substance spirituelle qui meut un corps céleste lui est seulement unie

  1. S. Thomæ Aquinatis Summa theologica, Pars I, quæst II, art. 3 : Utrum Deus sit.
  2. S. Thomæ Aquinatis Quœstio disputata de spiritualibus creaturis ; art. VI : Num substantis spiritualis cælesti corpori uniatur.