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LA CRUE DE L’ARISTOTÉLISME

cipe, c’est qu’il n’a jamais existé sans les choses dont il est le Principe. »

Coéternelles au Verbe de Dieu au sein duquel elles existent, les causes primordiales, sont-elles distinctes de ce Verbe, comme, au gré de Platon, les idées étaient distinctes du Démiurge ?

« Ces raisons de toutes choses, dit le Maître[1], dès là qu’on les conçoit dans la nature même du Verbe, nature qui est supra-essentielle, je les juge éternelles, En effet, tout ce qui existe substantiellement dans Dieu le Verbe, n’étant rien d’autre que le Verbe lui-même, est nécessairement éternel.

» Par conséquent, la liaison principalissime et multiple de l’Universalité des choses créées et le Verbe lui-même sont une seule et même chose. Nous pouvons dire encore : La Raison principalissime, à la fois simple et multiple, de toutes choses, c’est Dieu le Verbe. Les Grecs le nomment Λόγος ;, c’est-à-dire Verbe ou Raison ou Cause… Il est la Raison de toutes les choses créées et incréées, car il en est le premier Modèle ; aussi les Grecs le nomment-ils ἰδέα, c’est-à-dire espèce ou forme… Puis donc que le Fils de Dieu est verbe, raison et cause, il n’est point déplacé de dire que le Verbe de Dieu est la Raison, la Cause simple et, en même temps, infiniment multiple en elle-même, qui crée l’Universalité des choses faites. »

À la vérité, quelques pages auparavant, Jean Scot avait tenu un langage qui sonnait tout autrement ; du Verbe, il avait semblé distinguer les raisons primordiales ; à l’éternité de celui-là, subordonner l’éternité moins parfaite de celles-ci. En effet, voici les propos qu’il avait mis dans la bouche de son disciple[2] :

« Le Fils est absolument coéternel au Père. Les causes primordiales que le Père a créées en son Fils sont coéternelles à celui-ci, mais non pas absolument. Elles lui sont coéternelles en ce sens que le Fils n’a jamais existé privé des causes primordiales qui sont créées en lui. Mais ces causes ne sont pas absolument coéternelles à celui en qui elles sont créées, car les créatures ne peuvent être coéternelles au Créateur ; le Créateur précède ce qu’il crée…

» Ainsi les causes primordiales des choses sont dites coéternelles à Dieu, parce qu’elles subsistent toujours en Dieu et n’ont pas eu de commencement temporel. Mais nous disons qu’elles ne sont pas coéternelles à Dieu, parce qu’elles ne tirent pas d’elles-mêmes le commencement de leur existence, mais bien de leur

  1. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. III, cap. 9 ; éd. cit., col. 642.
  2. Joannis Scoti Erigenæ Op. laud., Lib. ii, cap. 21 ; éd. cit., coll. 561-562. Cf. Cap. 20 ; éd. cit., coll. 561-562.